L’écran vide
Sylvain Maresca analyse l'usage du cadre numérique dans les familles. Ses deux exemples étudiés montrent que les générations plus anciennes ne se sont pas encore appropriées cet objet.
Ce billet compile deux textes publiés sur La vie sociale des images, un blog de Culture Visuelle, première partie et deuxième partie.
Pour alimenter la discussion entamée autour du billet qu’André Gunthert a consacré il y a quelques jours aux transformations dans l’affichage domestique des photos de famille, voici un cas concret qui laisse apparaître la complexité des situations réelles.
Il y a deux ans, ce couple de retraités a reçu un cadre photo numérique comme cadeau de Noël de la part de ses enfants. Ces derniers sont adultes et vivent dispersés aux quatre coins de la France. Ils sont passés depuis plusieurs années à la photo numérique, d’abord avec des appareils compacts, puis récemment avec des réflex sophistiqués. Ils ne font quasiment plus de tirages de leurs très nombreuses photographies, et trouvaient pratique la possibilité d’en charger certaines dans la mémoire de ce cadre lors de leurs visites au domicile de leurs parents, pour leur offrir ainsi le spectacle renouvelé de leurs petits-enfants. Aussitôt offert, le cadre numérique a donc reçu des clichés des uns et des autres, qui se sont mis à défiler sur l’écran. Par la suite, de nouvelles photos y ont été ajoutées, mais pas forcément à chacune de leurs visites.
- Le cadre photo, vous vous en servez ?
- Oui, oui, me répond aimablement M. Beausoleil.
- Mais là, il est débranché, rétorque sa femme pour rétablir la réalité des choses.
De fait, tout laisse à penser qu’ils ne l’allument jamais. Cet appareil n’a pas remplacé les albums photographiques, que d’ailleurs personne ici ne confectionne plus depuis vingt ans (c’est-à-dire grosso modo depuis que les enfants ont quitté la maison familiale). Il n’a pas davantage pris le relais des photos que l’on trouve affichées en plusieurs endroits du logis :
- dans la chambre de M. et Mme Beausoleil, sur les deux tables de chevet, conjointement à des clichés plus anciens de leur propre mariage ou de leurs ascendants ;
- dans les anciennes chambres de leurs enfants, punaisées au mur : celles des petits-fils dans l’ex-chambre des fils, celles des petites-filles dans l’ex-chambre des filles.
À noter qu’on ne trouve affichée dans cette maison aucune photo des enfants de M. et Mme Beausoleil, ni tels qu’ils étaient enfants, ni tels qu’ils sont aujourd’hui.
Quant aux clichés des petits-enfants, les plus récents datent d’au moins 4-5 ans, c’est-à-dire de l’époque des dernières pellicules argentiques utilisées dans cette famille. Sinon, il s’agit de photos de classe ou de club sportif, qui présentent l’avantage d’être tirées sur papier et d’être réalisées par des professionnels, donc d’être de bonne facture.
Les seuls portraits récents figurent sur deux tableaux photographiques exposés dans l’entrée : ils ont été confectionnées par la belle-mère de l’un des fils, à la suite de vacances passées avec M. et Mme Beausoleil, mais ils ne représentent que leurs petits-enfants communs, photographiés lors de cet été-là.
Du coup, M. Beausoleil a acheté un cadre en bois avec l’intention de réaliser à son tour un tableau photographique qui réunirait cette fois tous ses petits-enfants. Son problème est qu’il n’en possède pas de photos récentes et qu’il va devoir en solliciter auprès de chacun de ses enfants.
Photos sur Facebook
Le même problème vient de se poser à l’une de ses filles qui, pour ce Noël, a eu l’idée de leur offrir un calendrier 2010, illustré de photos de tous les membres de la famille. Or, elle n’en avait aucune de l’une de ses nièces, dont les parents sont séparés, ce qui ne facilite pas la circulation des photos. À sa requête, son frère (le père de la jeune fille) lui a répondu qu’à son avis le plus simple était d’aller sur la page Facebook de sa fille et de lui demander de devenir son amie : elle aurait ainsi accès à toutes ses photos en ligne !
Ce dernier exemple laisse entrevoir l’écart culturel qui sépare les jeunes générations de la famille, engagées complètement dans l’économie numérique des images et leur circulation via Internet, de M. et Mme Beausoleil, qui ne prennent plus de photos par eux-mêmes (M. Beausoleil a plusieurs bobines de pellicules qu’il n’a toujours pas été faire développer) et qui, faute de maîtriser l’informatique et la navigation sur le web, se trouve dépossédés des photos de famille dont ils rêvent, à savoir des clichés tirés sur papier, exposables ou classables dans des albums. L’écran photo numérique, qui se propose pourtant de leur servir en continu un diaporama des faits et gestes les plus récents de leurs petits-enfants, ne répond pas à leur attente.
Voici donc une famille qui entre formellement dans les statistiques démontrant l’envolée du marché de ces nouveaux dispositifs de visualisation des images, sans pour autant que cet équipement passif corresponde à un usage véritable.
L’écran vide, suite
Je complète aujourd’hui un billet précédent sur les usages incertains des cadres photos numériques par une nouvelle observation réalisée dernièrement chez Denise, une femme de 59 ans.
Elle a abandonné il y a deux ans son emploi d’infirmière pour revenir vivre dans la maison familiale et s’occuper à plein temps de sa mère, âgée d’au moins 90 ans, qui ne bouge plus guère du canapé placé devant la télévision.
Le reste de la famille, petits-enfants et arrière-petits-enfants ne vit pas à proximité. C’est pourquoi, pour entretenir les liens familiaux que menace l’éloignement, Denise (qui, elle, n’a pas eu d’enfants) avait acheté un ordinateur connecté à Internet et équipé d’une webcam pour permettre à sa mère de voir ses descendants. “Je voyais son visage s’animer quand elle voyait la petite [sa dernière arrière-petite-fille]. C’était seulement deux secondes, mais ce n’était pas grave : elle l’avait vue. On pouvait même la suivre un peu dans l’appartement, la voir jouer, la voir évoluer dans son milieu.” Ils se connectaient environ une fois tous les quinze jours. L’ordinateur ne servait qu’à ça.
C’est un cliché à l’ancienne que l’aïeule regarde le plus
Malheureusement, la maison a été cambriolée : la télévision et l’ordinateur ont été volés, entre autres choses. “Le reste, je m’en fous, déclare Denise, mais la télé et l’ordinateur, ils n’auraient pas dû y toucher.” Elle a racheté aussitôt un téléviseur grand format car sa mère ne saurait s’en passer. Mais pas l’ordinateur, faute de moyens. “Cela ne me manque pas beaucoup de ne plus l’avoir. Il y a juste la webcam qui me manque pour ma mère.”
Récemment, l’une de ses nièces leur a offert un cadre photo numérique. “Maman a plaisir à le regarder.” Mais les photos ne sont pas souvent renouvelées. “Les poupons, on commence un peu à en avoir marre. C’est depuis longtemps les mêmes.” Finalement, ils ne l’allument plus guère.
Dans le salon trône une grande photo dans un cadre en bois ovale. On y voit le portrait des quatre petits-enfants, photographiés il y a six ans dans un studio professionnel. Denise les avait emmenés spécialement chez un photographe du centre-ville pour réaliser ce portrait de groupe destiné à sa mère. Faute d’ordinateur et de nouvelles photos sur le cadre numérique, c’est encore ce cliché à l’ancienne que l’aïeule regarde le plus.
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