Le changement climatique des deux côtés du Rhin. Deux modèles d’expertise, deux savoirs “objectifs”
Le chercheur doit arriver se détacher de son activité de recherche afin de devenir expert mais sa participation prendra diverses formes selon le pays. Pour nous en convaincre, examinons les modes d'expertise sur le changement climatique en France et Allemagne.
En matière de lutte contre le réchauffement climatique, sans les comités d’expertise, les observatoires techniques, ou les rapports produits par les grandes institutions internationales d’expertise, la politique serait littéralement « aveugle » (U. Beck).
Le pouvoir politique doit démontrer qu’il agit en fonction des meilleures connaissances disponibles, et la légitimité d’une décision se trouve liée à l’objectivité du savoir qui la sous-tend. Or ce qui est considéré comme « objectif » dans l’espace public peut varier selon l’histoire et la culture d’un pays.
Sheila Jasanoff postule ainsi l’existence d’« épistémologies civiques » qui structurent le débat public sur les sciences ainsi que l’organisation de l’expertise (1). L’organisation de l’expertise française et allemande sur le changement climatique illustre bien cette notion (2).
L’expertise climatique en Allemagne : un débat représentatif
En Allemagne, deux commissions parlementaires (PEK) amorcent l’expertise sur le changement climatique. Ces commissions sont composées pour moitié de parlementaires reflétant la composition du parlement, tandis que l’autre moitié regroupe des scientifiques, ingénieurs et autres « experts » de la question.
Ceux-ci sont sélectionnés selon des critères d’excellence mais également en fonction de leur représentativité, selon qu’ils sont proches de syndicats, partis politiques, associations. La première PEK rassemblait par exemple des climatologues, des spécialistes de l’énergie, des économistes, des juristes ; deux membres étaient proches de l’industrie et la recherche nucléaires et deux autres des milieux écologistes et de la recherche sur les énergies renouvelables.
Ce qui est recherché, c’est d’une part une synthèse des connaissances sur la question, et de l’autre un compromis qui englobe tous les points de vue jugés légitimes. En cas de désaccord, des amendements sont ajoutés au texte. Lorsque la commission parvient à produire un document cohérent, les rapports deviennent souvent des sources d’information privilégiées pour les politiques, les médias, les associations, etc.
Dans ce type d’expertise, sciences et politique sont mêlées dans le but de formuler des propositions qui dessineront les grandes lignes de la politique ensuite mise en oeuvre. Ainsi, la PEK est à l’origine de l’objectif de réduction des émissions de 25% en 2005 par rapport à 1987 (puis 1990). Un groupe de travail interministériel sur le CO2 (IMA CO2) avait pour tâche de développer des mesures appropriées pour atteindre cet objectif.
L’expertise climatique en France : un travail réservé aux élites
Dans le cas français, l’expertise sur la question climatique est concentrée au niveau du pouvoir exécutif. Cette expertise « à la française » est menée par l’Académie des sciences et par le « Groupe Interministériel sur l’Effet de Serre » (GIES). Dominée par des fonctionnaires-spécialistes des « Grands corps d’État », elle est à la croisée des sphères scientifiques et administratives. Dans les Corps, la science et l’administration, incarnant toutes deux l’intérêt général, se rejoignent.
Ainsi, à la demande des ministères de la recherche et de l’environnement, l’Académie des sciences publie dès 1990 (3) un rapport qui propose une synthèse des connaissances scientifiques sur le sujet. Deux figures emblématiques de la science française de l’Après-guerre, Robert Dautray (1928) et Jacques-Louis Lions (1928-2001) (4) en assurent la rédaction.
Parallèlement, Michel Rocard, Premier ministre de l’époque, convoque en 1989 le GIES, composé de fonctionnaires et présidé par Yves Martin, ingénieur de Mines et haut fonctionnaire ayant fait ses preuves dans l’administration. La mission du GIES est d’évaluer l’efficacité et les coûts économiques de différentes politiques et de formuler des recommandations, entre autres en vue d’élaborer une position française pour les négociations internationales.
Ses rapports sont d’abord confidentiels et la communication entre Yves Martin et le Premier ministre informelle et personnelle. En 1992, le GIES devient MIES (Mission Interministérielle sur l’Effet de Serre) et à la suite du sommet de Rio, une Commission française du développement durable (CFDD) est créée. Elle remet chaque année un rapport au Gouvernement, mais le poids de la CFDD dans la formulation des politiques climatiques reste faible.
Deux visions de l’objectivité
En Allemagne, au sein des commissions parlementaires, l’expertise scientifique et l’expertise politique sont menées parallèlement. En France, elles sont au contraire nettement séparées, entre l’Académie des Science et le GIES : ces deux sources sont légitimes et complémentaires mais ne travaillent pas ensemble. D’où deux façons différentes d’obtenir un savoir « objectif » pour la décision publique :
- En Allemagne, il s’agit de faire communiquer des points de vues différents, l’objectif étant de n’oublier aucune position importante.
- En France, le choix des institutions témoigne d’un souci d’excellence scientifique (Académie des Sciences) et de désintéressement au service de l’intérêt général (Grands Corps d’Etat), l’objectif étant précisément d’exclure les points de vue biaisés et les experts « engagés ».
Notes :
(1) Sh. Jasanoff, Designs on Nature. Science and Democracy in Europe and the United States, Princeton, Princeton University Press, 2005
(2) Nous regarderons ici le début des années 1990, quand le sujet devient un enjeu politique.
(3) Académie des Sciences, L’effet de serre et ses conséquences climatiques, évaluation scientifique. Rapport No.25, Paris, 1990. Réédité en 1994.
(4) Le premier est polytechnicien, père méconnu de la bombe H française et ancien directeur scientifique de la Direction des applications militaires du CEA, le deuxième mathématicien et futur président de l’Académie des Sciences (A. Dahan Dalmedico, Jacques-Louis Lions. Un mathématicien d’exception. Entre Recherche, industrie et politique. Préface de Bernard Larrouturou, Paris, La Découverte, 2005, voy. spéc. p. 244 et suiv.).
>> Un billet initialement publié sur Pris(m)e de tête.
>> Image CC Flickr : Sergio Montijano et Pete Prodoehl
Laisser un commentaire