Développeuse… euh, ça existe ?
Romy est développeuse web front, une réalité dont certains mâles interlocuteurs doutent parfois. Ben oui les filles, c'est bien connu, l'informatique n'est pas leur tasse de thé, comme les mathématiques.
— Et toi, tu fais quoi ?
Nous sommes à une soirée networking tech à tendance web, mais pas seulement. Les autres sont webdesigner, consultante indépendante, rédactrice web, directrice de clientèle, chargée de relations, chef de projet, community manager, graphiste freelance, planneuse stratégique digital… Je réponds machinalement, un peu distraite :
— Je suis développeuse web…
Mon interlocuteur s’exclame alors, réellement estomaqué :
— Wôh ! Ça existe !??
Vu la tête qu’il fait, je crains qu’il ne me saute dessus pour me palper et me pincer partout pour s’assurer que je ne suis pas un hologramme. Il m’explique qu’il n’a jamais vu de développeuse de sa vie, laquelle semble pourtant avoir entamé le second tiers. Agacée d’être considérée comme une étrangeté, je me demande vraiment de quelle planète vient cet ahuri pour n’avoir encore jamais vu une femme faire du dev et je repense à toutes celles que j’ai croisé sur les plateaux techniques : sommes-nous invisibles à ce point ? Plus tard, un autre, pareillement surpris, mais rapidement suspicieux, me demandera :
— Ah mais attends ! T’es une vraie ? Ou t’es du genre de ces faux développeurs qui font juste du CSS ?
Lasse, je précise donc :
— Je suis « développeuse web front » et…
Encore une fois je n’ai pas le temps de finir que l’autre reprend la parole pour conclure, non sans une pointe de dégoût — les dev front1 apprécieront :
— Ouais, du CSS quoi. Ce n’est même pas un langage !
Dans la phrase qui suit, il prononce rapidement les noms de certains langages comme C++ et Ruby, avec un ton qui fait comprendre qu’il y a du code vraiment poilu et le reste, hiérarchisant, et ce de façon égocentrique, selon ses propres compétences et affinités, sans penser un instant que ce n’est pas le CSS qui est nul, mais lui : comme beaucoup de developpeurs, ce mec est juste une burne en feuilles de style — ça aurait pu être en macramé binaire, en mécanique quantique ou en cuisine moléculaire, peu importe — mais il préfère reprocher à la chose de n’être pas fichue de façon à être par lui compréhensible plutôt qu’avoir à considérer qu’il échoue à la maîtriser. Puis il me zappe, sans que j’ai pu en placer une. Ce qui répond à ma question : nous ne sommes pas invisibles, non, juste indignes de considération.
Les enquêtes IPSOS qui me catégorisent « master-développeuse » ou l’étalage de mes compétences de « dev front end2 » n’y changeront rien, puisque pour l’accorder à une femme, mieux vaut encore dévaloriser le métier. C’est ainsi que cet autre me répondait, il y a deux jours, occultant complètement la programmation de mon profil : l’intégration est vraiment un truc où les nanas sont plus douées que les hommes. Ça réclame une sensibilité qu’ils n’ont pas, de la patience et de la minutie…
Méfiez-vous, c’est un faux compliment, bien sexiste, qui consiste à rabaisser une activité (et la rémunération correspondante) au niveau de l’art d’agrément, voire du torchage de marmots (considéré comme inné donc gratuit).
À trop fréquenter de gens biens, je croyais que le monde avait évolué vers davantage de mixité mais, comme en écho des points de vue masculins précédents, il n’existe pas davantage de « développeuse » pour le célèbre moteur de recherche Google qui me propose de corriger l’orthographe du mot par « développeur » :
À celles et ceux qui en douteraient, rappelons que, d’après les règles de la langue française, le féminin du mot « développeur » est bien « développeuse » comme le précisent différents guides d’aide à la féminisation des noms de métier à travers la francophonie. C’est d’ailleurs par centaines qu’on trouve des « développeuses » sur le réseau professionnel Viadeo. Mais je découvre que leur nombre va diminuant : alors qu’elle était en constante progression depuis plusieurs décennies la proportion de femmes exerçant dans le secteur de l’informatique décline3.
Cet autre interlocuteur, qui se veut bienveillant, explique aux femmes alentour que c’est parce qu’elles ont pris trop de retard, dès l’enfance… sans avoir la présence d’esprit d’incriminer le sexisme de l’éducation, s’imaginant sans doute que les fillettes que nous étions préféraient réellement jouer à la poupée plutôt qu’avec un MéchaBlox, incapable d’entendre celles qui, parmi mes voisines, s’offusquent d’avoir au contraire été mises à l’index, quand ce n’est pas carrément à l’écart, pour leur goût précoce de l’informatique jugé si anormal pour une fille, tandis que l’ado qu’il était passait tranquillement son temps à démonter et remonter son micro-ordinateur… La boucle est bouclée. Il ne voit pas le problème. Et je doute qu’il veuille bien comprendre : il n’est pas méchant, mais ça ne l’intéresse sincèrement pas.
Ce n’est pas par manque d’audace ou de visibilité que les femmes sont si peu nombreuses dans les NTIC, mais parce qu’on leur coupe : la parole, l’accès, la considération, l’envie. Et j’avoue avoir quelque appréhension, en redécouvrant le sexisme qui y sévit encore, à l’idée de retourner travailler en entreprise…
PS
Cet article rend compte d’échanges qui ont eu lieu la semaine autour de la Night des Tech Women, rencontre de réseaux de femmes professionnelles du web et des nouvelles technos, organisée ce 29 juin à la Cantine.
- L’appellation est récente et reflète l’évolution du métier d’intégrateur. On parle désormais de « développement front office » ou « développement front-end » pour désigner la production des gabarits générant les pages d’un site web. Cela comprend l’intégration en XHTML/CSS ET la programmation, généralement de comportements en JavaScript ou, dans mon cas, de la structure dynamique du site (en squelettes SPIP). Si les « web dev front » sont intégrateurs, cela n’est pas bijectif : tous les intégrateurs ne sont pas développeurs, d’où la suspicion de mon interlocuteur. Pour en savoir plus, lire : What is front-end development ? et Les intégrateurs sont-ils des développeurs ou des webdesigners ? [↩]
- L’appellation est récente et reflète l’évolution du métier d’intégrateur. On parle désormais de « développement front office » ou « développement front-end » pour désigner la production des gabarits générant les pages d’un site web. Cela comprend l’intégration en XHTML/CSS ET la programmation, généralement de comportements en JavaScript ou, dans mon cas, de la structure dynamique du site (en squelettes SPIP). Si les « web dev front » sont intégrateurs, cela n’est pas bijectif : tous les intégrateurs ne sont pas développeurs, d’où la suspicion de mon interlocuteur. Pour en savoir plus, lire : What is front-end development ? et Les intégrateurs sont-ils des développeurs ou des webdesigners ?. [↩]
- Sur la place des femmes dans le web et les nouvelles technologies, voir cette étude publiée par le National Center for Women & Information Technology : Le rôle des femmes dans les NTIC en déclin, juin 2010 et Les femmes ingénieurs ne sont que 13% dans le secteur des TIC, octobre 2009. [↩]
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