Mais qui est Mr Leggs?
Les pubs d'antan ont la côte, surtout sur le réseaux qui les exhume des vieilles piles de magazines. Oldies but goodies. En retrouver l'origine, son contexte de parution est une quête passionnante mais fastidieuse. Méthodologie par l'exemple.
Les publicités d’antan sont à la mode sur Internet. Une recherche de l’expression vintages ads sur Google Images renvoie plus d’un million d’images et le moteur suggère d’affiner la requête avec vintage smoking ads, vintage cigarette ads, creepy vintage ads, etc. De nombreux sites et blogs sont spécialisés sur ce type d’images anciennes. Il existe des communautés de collectionneurs et plusieurs groupes d’amateurs sur Flickr.
Quelques bases de données académiques documentent les publicités de jadis, des entreprises les rassemblent et les commercialisent sur Internet, des particuliers et des sociétés les proposent à la vente sur eBay. Les agences généralistes ne sont pas en reste et proposent également leurs lots de vieilles annonces. Enfin, plusieurs médias et Google Books mettent en ligne des collections plus ou moins complètes de publications numérisées permettant de feuilleter rapidement d’anciens magazines ou même de rechercher d’anciennes annonces.
On pourrait penser avec cette profusion de sources qu’il est désormais assez facile de documenter correctement une publicité ancienne, c’est-à -dire de retrouver sa date précise de première parution, les publications dans lesquelles elle est apparue, ses variantes éventuelles, la série à laquelle elle appartient, l’agence ou le studio qui l’a créé, les publicités qui lui étaient directement concurrentes, etc., en bref de décrire son origine et son contexte de diffusion. Ce n’est pas toujours le cas. Surtout, paradoxalement, si l’annonce est devenue très connue en circulant sur Internet.
À la suite d’un article récent d’Alain François sur Culture Visuelle, intéressons-nous à la publicité Mr Leggs figurant les jambes d’un homme dans un pantalon élégant avec le pied droit sur la tête de sa proie abattue, une femme-tigresse. Elle a donné lieu à quelques échanges sur Facebook et en commentaires du billet en question à propos de son origine et de sa date de publication. Le présent article est un développement de ces recherches présenté d’un point de vue méthodologique. Il constitue en quelque sorte une nouvelle illustration d’un article précédent dans lequel je soutenais que l’application de règles heuristiques explicites permet tout à la fois d’optimiser la recherche d’informations sur Internet et de favoriser la sérendipité.
Trop de résultats, tue le résultat
Le moteur de recherche inversé TinEye retrouve 56 images identiques (ou presque) à notre annonce, Google Images retourne plusieurs dizaines d’images similaires sur la requête Mr Leggs et slacks, et une recherche Google textuelle sur It’s nice to have a girl around the house conjugué à Mr Leggs produit presque 200 items. L’examen rapide de ces résultats montre qu’il s’agit en fait de la même image, écornée dans le coin inférieur gauche et froissée en haut à droite, souvent accompagnée de la transcription du texte publicitaire et d’un très bref descriptif la datant de 1970.
Cette publicité a donc beaucoup circulé sur Internet et rencontre un grand succès. Tous les articles repérés à l’aide de ces premières méthodes de recherche reproduisent l’image par un copié-collé panurgique sans produire aucune information. Plusieurs blogs affirment que cette publicité est parue dans de nombreux magazines, mais aucun ne donne de nom de journal ni de date précise. Les commentaires sur les blogs sont cependant parfois intéressants. Quelques-uns essaient ainsi de préciser la date de parution (pub des années 60 ou des années 70 ?) par la seule analyse de l’image afin de situer celle-ci au mieux dans le contexte de l’émergence des mouvements féministes aux États-Unis.
Dans ce type de recherche, la redondance visible des résultats retournés constitue en fait une variété de bruit documentaire extrêmement gênant, et si l’on procède sans méthode, l’examen des items retrouvés devient vite fastidieuse et décevante. On pourrait imaginer que les découvreurs de cette étonnante publicité ont été plus précis et qu’il soit préférable de se concentrer sur les premières apparitions de cette image sur Internet.
Le signal pertinent enfoui dans tout ce bruit est-il dans les premiers billets de blogs qui décrivent cette publicité ? Selon notre pointage, la plus ancienne mention dans un blog date du 17 avril 2007 sur Make the logo bigger. L’image est ensuite reprise sur Adfreak le 18 avril, puis sur SpareRoom le 19 avril. On la retrouve sur Creative Skirts en octobre 2007 et sur Sociological Images – un blog très lu et influent – en janvier 2008. Cependant, même en examinant attentivement une dizaine de ces « premiers billets » sur notre sujet ainsi que les commentaires associés, nous n’avons pas obtenu les précisions souhaitées. Le problème doit être abordé autrement, en effectuant des recherches détaillées sur les informations à notre disposition et en suivant les premières « règles heuristiques » formulées dans l’article précédemment mentionné.
Contextualiser dans le temps
Examinons tout d’abord l’annonceur. Thomson Company a déposé la marque Mr Leggs le 29 janvier 1962 pour commercialiser des vêtements masculins, essentiellement des pantalons. Cette marque a expiré en octobre 1987 et Thomson Company a disparu en 1996. En 1969 cependant, la marque de collants féminins L’eggs est apparue (elle existe toujours d’ailleurs). Nous n’avons pas retrouvé trace de problèmes juridiques concernant ces deux noms très similaires sur un même secteur d’activité (la confusion est manifeste dans certains commentaires de blogs). Il est probable qu’à cette époque la commercialisation des pantalons Mr Leggs n’existait déjà plus. Nous pouvons donc formuler l’hypothèse que la date de publication de notre annonce se situe entre 1962 et 1969.
Passons maintenant au produit vanté. Une exploration systématique des sources citées au début de ce billet conduit à repérer 4 annonces pour des pantalons Mr Leggs :
Elles sont présentées ici par ordre croissant de prix qui s’échelonnent de 9,95 $ à 14,95 $. Cet ordre est indicatif et ne reflète pas nécessairement l’ordre de parution des annonces (qui suivrait la hausse des prix). En effet, le premier pantalon est en pur synthétique (Creslan). C’est évidemment le moins cher. Le second est en mélange Dacron/laine. Le troisième, au même prix que le précédent, est en mélange Dacron/rayonne. Enfin le dernier, en pure laine, est le plus cher.
Malgré les différences de prix, ces publicités appartiennent visiblement à une série très cohérente, et il est vraisemblable qu’elles aient été publiées durant une courte période de l’ordre de 1 ou 2 ans. La première annonce est parue en 1964 dans le journal Playboy selon la notice qui accompagne sa vente sur eBay. Cela confirme l’intuition d’Alain François exprimée dans un commentaire à son billet et fondée sur sa perception de la provocation et de l’ironie présentes dans cette image.
On remarque certaines similitudes dans la composition de ces images, en particulier le fait que l’homme soit toujours présenté réduit à ses jambes, tronqué. On note aussi bien sûr que les deux premières mettent en scène un homme dominé/soumis par une femme, alors que la situation est inversée dans les deux suivantes. En restant prudent car nous ignorons s’il existe d’autres publicités analogues de la même marque, cela ressemble tout de même à une sorte de recherche d’équilibre de la part de l’annonceur dans la distribution des rôles masculins et féminins, même si la figure de la femme-tigresse nous semble la plus violente de la série.
Vive la concurrence
L’étape suivante consiste à élargir nos recherches aux publicités d’autres fabricants de pantalons en privilégiant les références dûment datées. Pour cela, il est préférable d’éviter Google Images qui renvoie décidément trop de bruit et de procéder par investigations dans les magazines numérisés et en premier lieu bien sûr Playboy.
Tout d’abord une série d’annonces pour les pantalons Broomsticks, publiées entre 1965 et 1971 :
Ensuite un échantillon de publicités de différentes marques parues de 1963 à 1970 – toujours pour des pantalons:
L’exemple de Broomsticks montre que les séries d’images provocatrices et décalées existent à cette époque pour d’autres marques que Mr Leggs. On note au passage que Broomsticks perd le balai emblématique de son logo vers 1966.
La figuration de l’homme tronqué, réduit à ses jambes, se retrouve sur plusieurs images et n’est donc pas spécifique à la marque Mr Leggs. L’homme tronqué est parfois vu de dos (Male Scrubbed, 1965). Le tigre fait son apparition dans la publicité Dickies dès 1963, mais il est dessiné et c’est un homme.
À l’exception du tigre Dickies bien sûr et de la fausse perspective Broomsticks en 1969, aucune de ces images n’est véritablement irréaliste. Ce n’est pas le cas de la série Mr Leggs dont les 4 images vont au delà du montage et jouent sur le « trucage » en présentant des situations irréalistes, comme lors d’une séance de prestidigitation. De ce point de vue, la marque Mr Leggs détonne par rapport à ses concurrentes.
Quand le macho était vendeur
Toutes ces publicités sont évidemment machistes, mais à des degrés divers. La sous-série The game is Broomsticks apparaît bien plus dérangeante à nos yeux que les scénettes un peu caricaturales de Levi’s. La dernière particulièrement qui date de 1968 fait évidemment penser à un viol (sur un mode ludique!). Cette publicité est au moins aussi connue sur le Web que la tigresse de Mr Leggs. Elle est reprise bien sûr par Sociological Images et par de nombreux sites féministes.
Celle de Harris, elle aussi bien connue, rappelle l’affiche du film de James Bond, You Only Live Twice, 1967. La connotation sexuelle de certains slogans (Broomsticks, 1966) et de certaines compositions (Male Scrubbed, 1965) ne fait guère de doute. Une seule image montre la femme dominant l’homme (Mr Wrangler, 1966). La marque Mr Leggs avec ses deux premières compositions montrant ce type de rapport inversé se démarque là encore de ses concurrentes.
Les informations qui figurent dans les textes des annonces peuvent aussi être exploitées. Une comparaison fine des prix des pantalons qui figurent sur les annonces datées des concurrents de Mr Leggs permettrait peut-être de préciser un peu mieux l’année de parution dans notre intervalle 1962-1969.
En première observation, on constate en tout cas que les prix annoncés par Mr Leggs sont tout à fait comparables à ceux pratiqués par ses concurrents durant cette décennie. Les prix affichés pour les pantalons en pur synthétique Broomsticks en 1971 sont par contre sensiblement plus élevés. Ceci conforte l’hypothèse de la seconde moitié des années 1960 pour nos 4 annonces Mr Leggs.
Si l’on étend enfin notre recherche à toutes la gamme des vêtements masculins (et pas seulement aux pantalons), nous pouvons retenir les trois publicités suivantes :
La tigresse de Mr Leggs qui retient notre attention est presque un condensé, une fusion de ces trois annonces. On retrouve en effet sur la première l’homme réduit à une paire de jambes, vu de face et une femme à ses pieds, sur la seconde une femme allongée sur une peau de bête (le feu de cheminée dont parle Alain François dans son article n’est pas oublié), et sur la dernière enfin l’assimilation de celle-ci à un tigre.
Mr Leggs court toujours
Ces recherches ne sont pas terminées. C’est un échec sur le point précis qui nous occupait car nous ne savons toujours pas précisément quand et où cette publicité est apparue pour la première fois. Malgré tout le bruit documentaire observé, cette minuscule énigme reste entière, manifestation du silence obstiné d’Internet quand il manque un fil d’Ariane pour retrouver l’information (ou que celle-ci est absente du Web, bien sûr).
Notre petite enquête permet néanmoins de proposer comme vraisemblable la revue Playboy vers 1964-1966. Mais surtout, elle montre qu’avec un peu de méthode et d’obstination, il est possible d’obtenir un ensemble d’informations permettant de préciser le contexte d’apparition et de diffusion de ce type d’images anciennes. Il serait intéressant de construire un projet collaboratif fonctionnant sur le crowdsourcing en regroupant des amateurs décidés à aller plus loin que le simple empilement d’images parfois étonnantes. Les vieilles réclames méritent aussi d’être redocumentarisées.
Crédits photos (c) Patrick Pecatte et cc FlickR giveawayboy, uber-tuber.
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Article initialement publié sur Culture Visuelle
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