Le journalisme selon Hunter S. Thompson

Le 1 août 2010

Jean-Christophe Féraud revient sur la vie de l'auteur par le biais de sa biographie. L'occasion pour OWNI de présenter quatre points de vue différents mais complémentaires sur l'évolution de la pratique journalistique.

Depuis ce billet en forme d’hommage à la prose hallucinée de Hunter S. Thompson – “I wanna be a Gonzo journalist” – vous connaissez ma passion pour ce bon vieux “Duke”, auteur entre autres des génialissimes “Hell’s Angels” et “Fear and Loathing in Las Vegas”. A la faveur des vacances, je relis donc les Å“uvres complètes de Doc Hunter, inventeur dans le sillage de Tom Wolfe (“L’Etoffe des Héros”, “Le Bûcher des Vanités”…) d’une nouvelle forme de narration journalistique à mi-chemin entre fanzine et littérature… Ça vous regonfle à bloc un journaliste-blogueur bousillé ;) Je me suis aussi replongé dans l’excellente biographie du grand homme signée William Mc Keen: “Journaliste et hors-la-loi” (Editions Tristam). Rien que le titre donne envie !

Mais c’est en lisant cette phrase…

Je n’ai pas encore trouvé de dope qui puisse vous faire monter aussi haut qu’être assis à un bureau à écrire

… que m’est venue l’idée de vous proposer un petit précis de journalisme Gonzo à partir de quelques citations extraites de cet ouvrage précieux… Ceux qui suivent mon compte Twitter y reconnaîtront l’un de mes épisodes prosélytes maniaques. Pour les autres le tour de manège est gratuit. Place donc au journalisme selon Hunter en six leçons !

Les yeux très grand ouverts...

1) Ouvrir grand les yeux

Le BA à BA du journalisme, mais qui prend encore vraiment le temps d’ouvrir grand les yeux aujourd’hui à l’ère du journalisme Shiva ? “Il ne prenait pas de notes mais il observait et se souvenait bien des choses” (…) “Il était toujours extrêmement tendu, grave sur les nerfs et aussi très concentré, d’une manière que seul quelqu’un ayant ce sens de l’observation peut imaginer” (témoignage de William Greider du “Washington Post”)

2) Chercher la vérité en toutes choses

“La brillance de Hunter et de son journalisme demi-halluciné, c’est qu’il donnait la vérité des choses. Il exagérait, décrivait des luttes titanesques (…) c’était excessif, mais vrai en un sens plus profond” (William Greider du Washington Post)

Bien sûr en cherchant la Vérité avec arrogance et folie, Hunter ne se fit pas que des amis. Voilà ce qu’il disait de ses confrères journalistes : “Il n’y avait pas de place dans leur univers plein de suffisance pour un homme méprisant la médiocrité – qui ne permettait à rien ni à personne de se mettre en travers de la vérité. Le monde de la grande presse américaine était une plaisanterie débile, le cimetière ultime des marchands de ragots et de ballots prétentieux”.

3) Ecouter ses visions comme un Shaman indien

“Hunter Thompson apprit à imiter dans sa prose l’effet explosif des drogues sur l’esprit” (le critique littéraire Morris Dickstein).

Ce n’est pas un scoop Hunter Thompson prenait de tout : amphet, mescaline, dexedrine, LSD, Tequila… ce n’est pas à recommander. Intrinséquement defoncé, son journalisme n’en était pas moins utile et virtuose. S’il fallait en retenir quelque chose, c’est le fait d’écouter sa vision subjective de la réalité à partir de l’observation des faits et de laisser rouler ! Le lecteur suivra ou ne suivra pas…et alors ?

4) S’abandonner à l’écriture automatique hallucinée

En l’espèce, l’écriture automatique était donc la plus puissante drogue à laquelle Doc Thompson s’adonnait:
“Il avait cette espèce de décharge électrique et se mettait à taper. Une phrase, puis il attendait de nouveau. Il avait une nouvelle décharge et il tapait une autre phrase” (…) “Ses textes lui venaient comme autant de visions et non d’un travail journalistique approfondi” (témoignage de son collègue de “Rolling Stone” Tim Crouse)

5) Imposer son style et atomiser les codes du journalisme standardisé

Dans ses transes éditoriales, qu’il soit sobre ou sous influence, Hunter S.Thompson a bel et bien inventé une nouvelle écriture journalistique (?) alliant fulgurances stylistiques et folie furieuse. Dans le déluge crépitant sur sa machine à écrire Selectric, il avait toujours le souci du mot juste, de l’image vraie, puissante et efficace. Voilà ce qu’il disait lui-même de sa trouvaille : “Je suis fichtrement accro à mon nouveau style (…). Un journaliste plongé dans le Gonzo est comme un junkie ou un chien minable. Il n’y a pas de remède connu”.

Son “New Journalism” suscita autant l’admiration jalouse de ses confrères que le respect stupéfait des milieux littéraires : “En pleine forme Thompson faisait étalage de l’un des rares styles originaux de ces cernières années, un style reposant, de manière presque délirante, sur l’insulte, les vitupérations et un flot d’inventions, à un degré sans précédent depuis Céline” (le critique littéraire Morris Dickstein).

“La méthode Hunter, c’est du hooliganisme mais de la meilleure sorte. Il s’agit d’ébranler les gens” (le dessinateur de presse Ralph Steadman)

6) Avoir un rédacteur en chef aux petits soins et TRÈS compréhensif (on peut rêver)

Passons sur le fait que le Doc pouvait rendre sa copie avec des mois de retard, qu’il forçait la porte de ses employeurs (“The Nation”, “Rolling Stone”, “Playboy”…) ivre et titubant, vétu d’un short et d’une chemise hawaïenne, coiffé parfois d’une perruque blonde ou brandissant une arme chargée, qu’il battait tous les records de notes de frais éthylo-narcotiques… A elles seules, ses méthodes de travail épuisaient ceux qui étaient chargés de le relire et de le publier :

“Une bonne part de ce qu’il écrivait arrivait sous forme d’inserts. Rien que ça, pas de fil conducteur, pas de conclusion, et il nous fallait les déplacer comme ci ou comme ça jusqu’à ce qu’on parvienne à une mosaïque qui nous plaise” (Charles Perry, responsable de la copie chez “Rolling Stones”)

“Il avait aussi besoin qu’on lui dise : Continue dans cette direction… arrête d’aller vers celle-là, ça ne donne rien. Il fallait le guider parcequ’il travaillait contre la montre (…). C’était comme être le manager d’un boxeur, ou diriger une tournée. Mon rôle avec lui allait de l’édition ligne à ligne à la gestion de la tournée” (Jann Wenner, rédacteur en chef de “Rolling Stone”).

Défoncée, cynique, ricanante, mais éminement sincère et VRAIE, la méthode Hunter est évidemment aux antipodes de ce qu’on apprend aux jeunes journalistes (“les faits, rien que les faits”) et de ce qui se pratique aujourd’hui dans ces entreprises à produire de l’information que sont devenus les journaux.

Voilà comment l’intéressé décrivait son art avec le sens de la formule qui est le sien :

Le vrai reportage Gonzo exige le talent du maître journaliste, l’oeil du photographe-artiste et les couilles en bronze d’un acteur d’Hollywood

Evidemment, le talent pur ne s’apprend pas… Mais je crois sincérement que cette vision du métier devrait être – elle aussi – enseignée dans le écoles de journalisme. Avec un peu de chance, le Doc susciterait quelques vocations Gonzo – même si l’époque ne s’y prête guère – et la presse serait sans aucun doute beaucoup moins chiante à lire et sans doute plus un peu plus lue…

Imaginez un peu un article aujourd’hui qui commencerait par cette phrase :

“Étranges souvenirs par cette nerveuse nuit à Las Vegas. Cinq ans après ? Six ? Ça fait l’effet d’une vie entière, ou au moins d’une Grande Époque — le genre de point culminant qui ne revient jamais”. Ca aurait de la gueule non ?

Alors la méthode Hunter demain au programme du CFJ ou de l’ESJ de Lille ? Pas sûr que cela plairait au Duke… Voici en Bonus la définition du métier délirante et pleine de fureur qu’il nous a laissé avant de se tirer une balle dans la tête il y a quelques années :

“Journalism is not a profession or a trade. It is a cheap catch-all for fuckoffs and misfits – a false doorway to the backside of life, a filthy piss-ridden little hole nailed off by the building inspector, but just deep enough for a wino to curl up from the sidewalk and masturbate like a chimp in a zoo-cage…”
Ce qui donnerait à peu près en français :

La presse n’est fait que d’une bande de tantouzes brutales. Le journalisme n’est ni une profession, ni un métier. Ce n’est qu’un attrape-connards et un attrape-imbéciles à deux sous – une fausse porte donnant sur les prétendues dessous de la vie, une misérable et écÅ“urante fosse à pisse condamnée par les services de reconstruction, juste assez profonde pour qu’un poivrot s’y terre au niveau du trottoir pour s’y masturber comme un chimpanzé dans une cage de zoo

Étonnant non ?

[MàJ 03/08 - 11h50]

J-C. Feraud a publié aujourd’hui un nouvel article à ce propos sur son blog, où on y découvre un futur biopic sur la vie de Hinter Thompson, dont voici le trailer :

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> Article initialement publié sur “Sur Mon Ecran Radar”

> Illustrations CC FlickR par Zombie Inc. Wholesale zombies for over 20 years, Profound Whatever et mueredecine

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