OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 La carte-mère http://owni.fr/2010/05/17/la-carte-mere/ http://owni.fr/2010/05/17/la-carte-mere/#comments Mon, 17 May 2010 15:22:30 +0000 Jean-Michel Cornu http://owni.fr/?p=15777

À l’occasion de la parution de “ProspecTic, nouvelles technologies, nouvelles pensées ?” par Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la Fing – un ouvrage pédagogique et de synthèse sur les défis des prochaines révolutions scientifiques (Amazon, Fnac, Place des libraires) -, il nous a semblé intéressant de revenir sur les enjeux que vont nous poser demain nanotechnologies, biotechnologies, information et cognition.

Maintenant que nous avons posé l’avenir des prochaines révolutions technologiques, observons les clefs pour comprendre et les défis qu’elles nous adressent.

Peut-on sortir du rapport de force ?

Une grande partie des difficultés à mieux prendre en compte les risques des diverses technologies viennent des conflits d’intérêts : plutôt que de chercher des solutions qui puissent émerger des connaissances de chacun et des échanges entre tous, il se crée un rapport de force qui fait pencher la balance en faveur de l’intérêt d’un seul des acteurs, au détriment des autres et bien souvent à l’encontre de l’intérêt général. Les solutions simplistes et souvent utopistes n’ont pas permis d’aller beaucoup plus loin. Du coup, la compréhension des causes du conflit d’intérêts a été souvent délaissée pour n’en gérer que les conséquences. Les nouvelles sciences et technologies peuvent-elles nous proposer des approches innovantes de cette question ?

Les sciences de la complexité, qui sont transversales aux différentes nouvelles technologies, permettent de faire émerger des solutions nouvelles, parfois étonnantes, à partir des interactions entre les différents constituants d’un système. Reprenons l’exemple du tir à la corde que nous avons proposé dans le chapitre 5. Il illustre bien la notion de rapport de force : chacun tire de son côté et, en général, le plus fort gagne. Le marché est une des tentatives pour complexifier la situation et éviter qu’une des parties ne s’accapare l’ensemble des richesses.

Situation évidente de conflit.

Mais dans les faits, on observe le plus souvent l’inverse. Le principe de Matthieu (1) selon lequel « on donne beaucoup à celui qui a, et on donne peu à celui qui n’a pas » est peut-être une des règles qui fait converger l’ensemble vers une situation où le rapport de force devient rapidement inégal. Le plus souvent, la solution proposée consiste à placer un arbitre, juridique ou politique. Mais ce même arbitre, inséré lui-même dans la société, n’est pas exempt d’intérêts particuliers. Les parties en présence vont alors rivaliser pour influencer le médiateur. Bien sûr, la situation serait radicalement transformée si les enjeux et les discussions devenaient transparents et si les intérêts de chacun s’affichaient au grand jour. Mais, cela va à l’encontre de l’intérêt des acteurs qui disposent d’un avantage de puissance et qui peuvent s’en servir pour le conserver (2). Nous restons bloqués et il semble que le rapport de force transforme une situation qui pouvait être complexe en une solution simpliste, bipolaire, avec une partie qui devient de plus en plus forte et une qui est de plus en plus dominée. Ce n’est donc pas tant le conflit qui pose problème que son mode de résolution par le rapport de force et le choix d’une seule des deux propositions en compétition. Le conflit n’est finalement que le symptôme d’un problème, il signifie qu’il y a une opportunité pour produire une innovation qui permette une meilleure adaptation aux besoins.

Peut-être pourrions-nous utiliser notre intelligence pour modifier les règles d’interaction, les propriétés globales du système ou encore notre environnement afin d’obtenir une solution différente au conflit d’intérêts. En changeant la façon d’interagir dans une des équipes du tir à la corde ou encore en modifiant le terrain sur lequel se joue le jeu, la situation peut devenir différente. Mais, encore une fois, ceux qui choisissent les règles peuvent également être parties prenantes. Par exemple, les plus rusés chercheront à trouver la pente du terrain pour profiter d’un avantage. C’est tout le savoir-faire de Machiavel dans Le Prince et de Sun Tzu dans L’Art de la guerre que de transformer le rapport de force dans les cas de conflits d’intérêts en remplaçant la force brute par de l’intelligence. Mais nous restons cependant toujours dans le rapport de force. La complexité semble ne pas être suffisante pour trouver une solution qui converge plutôt vers un intérêt commun que vers un intérêt particulier.

Imaginons maintenant une autre règle ajoutée au jeu du tir à la corde : une pierre est attachée au milieu de la corde entre les deux équipes. Lorsque la pierre est légère, le jeu ne change pratiquement pas. Mais si la pierre devient très lourde, alors les équipes ont de plus en plus de mal à gagner, car cela nécessite d’apporter une force suffisante pour vaincre l’équipe adverse mais aussi la masse de la pierre.

Lorsque la pierre est particulièrement lourde, il se passe alors un phénomène intéressant : les deux équipes peuvent, sans même que cela ne résulte de leur choix, ne plus être totalement alignées. La corde forme alors un angle dont le sommet est la pierre. Suivant l’angle formé par la corde, une partie des forces des deux équipes continue de s’opposer tandis qu’une autre partie s’additionne. Plus l’angle formé par les équipes se réduit et plus elles arrivent à déplacer la pierre. Naturellement, le jeu va se transformer et les équipes vont non seulement s’affronter mais également lutter contre la pierre qui intervient comme un troisième acteur. Ce jeu à trois acteurs permet de sortir de la bipolarisation de la situation de départ en faisant converger – au moins partiellement – les intérêts (3).

Dans notre exemple, l’objectif même du jeu a changé. La pierre modifie la situation en ajoutant une part de convergence dans une situation de conflit d’intérêts. Cela se passe au niveau des règles d’interaction, et modifie le résultat global sans nécessiter une volonté commune, justement difficile à obtenir dans les cas de conflits d’intérêts. La recherche d’une solution convergente est appelée stratégie gagnant-gagnant (win-win). Elle présente un intérêt accru pour toutes les parties, y compris les plus fortes, qui bénéficient ainsi d’une part de la force des autres plutôt que de gaspiller leur propre force à les combattre – à condition bien sûr que le rapport de force ne soit pas trop disproportionné, sinon l’avantage pour le plus fort est trop faible face à l’énergie à dépenser pour trouver une solution de convergence.

Pourquoi alors cette approche n’est-t-elle-pas celle utilisée le plus naturellement par l’homme pour sortir de ses difficultés en alliant ses forces ? Nous allons chercher si les récentes avancées sur la compréhension des limites de la cognition humaine peuvent nous éclairer sur ce sujet.

Unissons nos forces, oui unissons-les.

Le langage, source d’intelligence et de conflits

Pour cela nous devons remonter dans le temps. Contrairement à une idée reçue, le langage n’a pas émergé grâce à notre intelligence. Jacques Monod considère, à l’inverse, que c’est le langage qui est la cause de notre intelligence. Certes, de nombreuses espèces animales disposent d’un langage. Mais ce qui fait la particularité du langage humain c’est notre capacité à nommer les choses. Nous avons vu dans le chapitre sur la cognition que notre mémoire de travail à court terme avait des limitations. En particulier, un de ses constituants, la boucle phonologique qui nous permet de retenir des concepts pour les enchaîner, permet difficilement de dépasser trois concepts dans un discours. La relation entre les mots et les concepts qui y sont associés est en revanche stockée dans notre mémoire à long terme. Nous pouvons y plonger pour faire allusion à des concepts passés ou bien d’autres que nous imaginons. Notre mémoire de travail permet ensuite d’articuler ces concepts à la suite les uns des autres pour construire une longue chaîne qui constitue notre discours, bien que de temps en temps nous perdions le « fil de notre pensée ».

Notre langage est donc comme une promenade dans les différents concepts que nous avons stockés et que nous ressortons sous forme de mots. Mais cette fantastique capacité à dépasser les limitations de notre mémoire à court terme porte en elle sa propre limitation : tout comme un parcours sur un territoire, le langage ressemble à une ligne qui serpente parmi nos idées. Nous avons alors une vision égocentrée, ce qui signifie que nous ne pouvons voir le paysage que depuis l’endroit où nous sommes dans notre cheminement de pensée, et trop souvent uniquement la partie qui se trouve devant nous en oubliant de regarder sur les côtés ou derrière nous.

Si nous arrivons à un croisement, nous devons choisir au préalable, la route que nous allons emprunter. Bien sûr, il est possible de revenir en arrière et d’explorer d’autres chemins, mais les limitations de notre mémoire de travail feront que nous serons vite perdus. Le langage implique donc principalement un mode de pensée monodimensionnel. En cela il n’est pas très différent de ce qui se passe lors d’un tir à la corde. Si nous avons choisi une voie et si une autre personne a choisi une voie opposée, nous tirerons très probablement chacun dans notre sens jusqu’à ce que le plus fort, ou le plus rusé, gagne. Pour sortir du simple rapport de force, nous avons vu qu’il fallait introduire un angle, une deuxième dimension. Mais si cela ne nous est pas apporté par l’extérieur, comme la pierre de notre exemple, nous avons peu de chance que notre langage et la pensée qui y est associée nous permettent de nous en sortir.

Encadré
Les trois écritures et leur « fluide »
Pour mieux comprendre notre mode de pensée, nous pouvons regarder ce qui se passe du coté de l’écriture. En effet, Michel Morange considère que « l’écriture est le fondement des modes de pensée ». De même, le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein disait : « Je pense avec ma plume ».

L’anthropologue et sémiologue Clarisse Herrenschmidt distingue ainsi plusieurs types d’écriture :

* L’écriture de la langue est née à Ourouk, chez les Sumériens (actuellement l’Irak), entre 3300 et 3100 avant notre ère et à peu près en même temps à Suse en Iran où vivait le peuple élamite. Pour ses tâches administratives, ce dernier utilisait des « bulles-enveloppes » en forme de calebasse creuse qui contenaient des petits objets d’argile de différentes formes, les calculi, indiquant un nombre de chèvres, de moutons, etc. L’auteure explique ces bulles-enveloppes, des artefacts creux et sphériques, symbolisent une bouche dont sort la salive. L’écriture du langage aurait été pensée comme la production de la représentation d’un organe humain externalisé, animé d’un fluide, l’eau ou la parole.
* L’écriture monétaire arithmétique (écriture des nombres sur la monnaie frappée) est née à Éphèse, en Grèce ionienne (actuelle Turquie), au VIIe siècle avant notre ère. À cette période, des globules sphériques d’électrum, un alliage d’or et d’argent, symbolisaient un oeil brillant dont sortait le fluide de la lumière – pour les Grecs, la lumière sort des objets brillants et du regard. Peu après, la monnaie fut frappée en particulier avec des figures arithmo-géométriques représentant des nombres. De fait, s’il ne s’agit plus dans ce cas de créer un cheminement de pensée comme avec les langues, les nombres et leur proportionnalité peuvent également être représentés par un système monodimensionnel. Bien que différent du langage, le calcul – en particulier lorsqu’il est exprimé par la monnaie – utilise donc un mode de pensée du même type.
* Le code informatique, né plus récemment, peut être compris comme une troisième écriture. Mais la machine de Turing, à l’origine de l’ordinateur, a également été conçue comme un système monodimensionnel capable de traiter n’importe quel problème par une séquence d’instructions se succédant dans le temps. Cette fois l’organe symbolisé est clairement le cerveau, associé au fluide électrique.

Ainsi, les différents modes d’écriture inventés au cours de l’histoire humaine restent sur une logique monodimensionnelle en fonction du temps (pour l’écriture du langage et du code) ou de la proportionnalité (pour les nombres). Cela est d’autant plus frappant que l’écriture, bien qu’elle soit le plus souvent réalisée sur un support à deux dimensions, reste, tout comme le langage oral, un système à une dimension.

L’écriture et le regard comme support à d’autres formes de pensées

Bien que les écrits représentent le plus souvent une pensée monodimensionnelle disposée sur une page qui en comporte pourtant deux, l’écriture permet pourtant de réaliser des choses totalement nouvelles.

Ainsi, il devient possible de produire des listes structurées pour définir des catégories. La question de savoir si, par exemple, la tomate est un fruit ou un légume ne se pose pas dans les sociétés uniquement orales qui ont beaucoup moins recours à la catégorisation. Nous pourrions également utiliser notre langage oral pour détailler différentes catégories et sous-catégories, mais nous serions vite limités par une autre partie de notre mémoire de travail à court terme : le calepin visuo-spatial, qui nous permet d’aborder plusieurs choses simultanément. Sa capacité (l’empan mnésique du calepin visuo-spatial) est comprise entre cinq et neuf éléments. L’écriture de listes structurées représente une véritable révolution cognitive. Il devient possible de poser un ensemble de catégories sur le papier et de choisir ensuite ce que nous voulons sélectionner. De ce point de vue, nous sortons de la vision égocentrée (ce que nous voyons quand nous cheminons sur une route) pour atteindre une vision allocentrée (ce que nous voyons lorsque nous regardons un plan). La hiérarchisation, permise par la catégorisation des listes écrites, a également structuré notre pensée et donc notre société. Il n’est pas neutre dans ce sens que les administrations soient avant tout des organisations basées sur l’écriture. Celle-ci permet de mieux catégoriser que ne le ferait le langage oral.

Cette capacité de catégorisation du langage écrit est soutenue par un système graphique codifié – les listes à points – qui le rend facile à comprendre et à utiliser par le plus grand nombre. Cependant, la liste à points est utilisée dans des textes particuliers, moins littéraires. Ainsi par exemple dans cet ouvrage, elle a été utilisée dans les encadrés pour aider à structurer les différents domaines, alors que le corps du texte est resté plus traditionnel pour en faciliter une lecture plus linéaire (4). Les outils de mind mapping (5) représentent une autre forme de hiérarchisation des idées.

Mais la hiérarchisation elle-même comporte d’autres limites. Dans un tel système, deux personnes ou deux concepts qui sont reliés à un troisième ne sont jamais reliés directement entre eux. Le tableau permet une autre vision des choses que l’on peut qualifier de matricielle. La pensée scientifique expérimentale utilise beaucoup ce type de représentation.

Pour permettre de relier n’importe quel concept avec n’importe quel autre, tout en en donnant une vision d’ensemble, il faut alors les représenter sous la forme d’un schéma ou d’une carte. Cette dernière, bien qu’elle offre moins de possibilités que le schéma libre, est plus intuitive et mieux codifiée (6). Ainsi, l’agence japonaise Information Architects réalise-t-elle des analyses des différents acteurs du numérique en utilisant comme support des cartes du métro. Les schémas sont diversement utilisés suivant les professions. Dans certains cas, ils sont très codifiés et sont devenus de véritables écritures comme, par exemple, la représentation des réseaux de signalisation en biologie. Suivant le proverbe chinois « Une image vaut mille mots », les schémas permettent de représenter des interactions complexes multidimensionnelles d’une façon facilement appréhendable par l’esprit humain. Ils servent de support à un autre mode de pensée que l’anthropologue Jack Goody a appelé la raison graphique.

Encadré
Les trois types de cartographie
L’artiste numérique Olivier Auber explique dans un rapport pour l’Observatoire des territoires numériques (OTeN) qu’il existe trois types de perspectives qui ont chacune un rapport avec un type de cartographie :

* La perspective spatiale s’est développée à partir de la Renaissance. Elle influence la géométrie descriptive, la géodésie mais aussi la cartographie physique qui ont constitué le principal moteur du phénomène d’urbanisation. Dans ce cas, le temps est corrélé avec l’espace. Les cartes de territoires sont de ce type.
* La perspective temporelle que l’on rencontre dans les réseaux de télécommunication, et dès le début du télégraphe. Cette fois, la distance ne dépend plus du temps qui devient quasi instantané. On voit émerger alors des points particuliers dans l’espace – les super noeuds – qui reçoivent et réémettent l’information. Olivier Auber parle de perspective temporelle pour montrer l’importance du nombre d’étapes à franchir pour aller d’un point à un autre plutôt que celle de la distance qui les sépare. La cartographie interactive attache un groupe à un nouveau centre (les communautés en ligne Myspace ou Facebook par exemple). Les cartes de réseaux de télécommunication ou encore de liens entre différentes communautés sur le web sont de ce type.
* La perspective numérique, pour sa part, ne s’appuie sur aucun centre physique particulier et s’affranchit de tout ancrage territorial. Elle génère une cartographie sémantique comme les nuages de mots clés. L’agrégation se fait autour de mots clés (les tags) ou de codes – comme un numéro IP qui, dans la nouvelle version du protocole Internet IPv6, n’est pas nécessairement attaché à une machine particulière mais peut permettre à un groupe d’utilisateurs d’échanger sans l’intermédiaire d’un tiers.

Chaque type de représentation cartographique du monde induit des régimes de légitimité différents qui se confrontent ou s’articulent (collectivités territoriales, communautés centralisées sur internet, blogosphère et groupes pair-à-pair, etc.).

Pensée-2 et conflits d’intérêts

Nous l’avons vu au début de ce chapitre, il est très difficile de sortir du conflit d’intérêts d’une autre façon que par le rapport de force en conservant un mode de pensée linéaire. Faire converger les intérêts dans un sens bénéfique aux différents protagonistes nécessite une vision cartographiée, donc allocentrée, des intérêts de chacun et des possibilités de modification. La nécessité d’un changement de mode de pensée pour résoudre les conflits a été analysée, dès 1985, par le psychologue et cogniticien maltais Edward de Bono. Il a formé pour cela le terme de pensée-2 pour la distinguer de la pensée exploratoire – le raisonnement linéaire qui crée un cheminement pour arriver à un résultat de type vrai ou faux. Le nombre deux peut représenter non seulement un deuxième mode de pensée, utilisant une partie différente de notre mémoire de travail que notre pensée habituelle basée sur le langage, mais aussi le fait d’utiliser une cartographie à deux dimensions, ou encore la nécessité de procéder en deux étapes : d’abord dresser une carte, et après seulement l’utiliser.

Plutôt que de débattre pour savoir lequel de deux protagonistes a raison, la cartographie des idées permet au contraire d’explorer les différentes positions, de chercher comment les articuler et même de s’en servir pour développer de nouveaux concepts (un saut qualitatif dans la dialectique de Hegel).

Ainsi, la cartographie permet de sortir du conflit « bipolaire ». Il ne reste plus alors qu’une crise « multipolaire » qui peut, au contraire, être salutaire en favorisant un changement d’approche.

La cartographie mentale

Si la pensée-1 peut être supportée à la fois par le langage oral et écrit, sommes-nous condamnés pour ce qui est de la pensée-2 à dépendre d’un outil extérieur, que ce soit une simple feuille et un crayon ou bien un ordinateur ? Pour répondre à cette question, nous devons regarder les choses de façon plus approfondie.

Notre aptitude à former un discours est limitée par la capacité de la boucle phonologique de notre mémoire de travail, qui peut conserver à l’esprit trois concepts qui s’enchaînent suivant une suite logique. Nous avons pu dépasser cette limitation en conservant dans notre mémoire à long terme des mots associés aux différents concepts. Ainsi, notre mémoire de travail n’a qu’à ordonner à chaque étape les différents concepts puisés dans notre mémoire à long terme et indexés par des mots (7). Dans le cas de la pensée-2, nous avons vu que nous étions limités par la taille de l’empan mnésique du calepin visuo-spatial, qui gère les données en parallèle plutôt qu’en série dans notre mémoire de travail à court terme. Pour dépasser cela, nous pourrions utiliser une carte déjà conservée dans notre mémoire à long terme (par exemple, un plan de ville) pour y stocker les différents concepts cette fois indexés par le lieu où nous les avons placés sur notre carte.

C’est exactement ainsi que fonctionne l’art de la mémoire dont Cicéron attribue l’origine aux Grecs. Lors d’un banquet, raconte-t-il, le poète Simonide de Céos fut invité comme il était de tradition pour faire l’éloge du maître des lieux. Mais il y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux. Scopas, le maître de céans, dit alors à Simonide qu’il ne lui paierait que la moitié de son dû et qu’il n’avait qu’à demander le solde aux dieux jumeaux. Un peu plus tard au cours du repas, une personne appelle Simonide pour lui dire que deux jeunes gens l’attendent dehors. À peine sorti de la maison, il voit le toit s’effondrer sur l’ensemble des convives. Les corps sont écrasés à tel point qu’ils sont méconnaissables pour leurs proches venus les identifier. Le poète est alors capable de reconnaître la totalité des victimes en se rappelant les places qu’ils occupaient lors du banquet fatal.

Progressivement, d’un simple système mnémotechnique, l’art de la mémoire s’est transformé en un système qui ambitionnait de catégoriser l’ensemble de la pensée humaine sur un plan spatial. Bien au-delà du simple procédé mnémotechnique, ce système dessinait un art de créer de la pensée. Mais l’utilisation même de l’expression « art de la mémoire » a sans doute poussé à oublier ces techniques au moment où l’imprimerie, puis l’ordinateur se substituaient à nos capacités de mémoire. Pourtant ce type de méthode, utilisé dès le Moyen Âge par les moines, permet de penser avec un très grand nombre de concepts simplement en les associant à des parties d’un lieu connu, conservé quant à lui dans notre mémoire à long terme.

Encadré
Comment pensaient Giulio Camillo et Giordano Bruno ?
Au XIVe siècle, dans son livre L’Idea del teatro, Giulio Camillo imagina un théâtre de la mémoire, amphithéâtre romain composé de sept gradins, chacun comportant sept sièges, soit un total de 49 lieux de mémoire, des locis. La progression du gradin le plus bas vers le plus haut indiquait le développement d’un thème du monde des idées jusqu’aux détails les plus pratiques. Chaque siège d’une rangée représentait une des sept planètes connues à l’époque. À chaque siège étaient assignés un thème et un ensemble de connaissances. Camillo est devenu une icône dans les milieux de la réalité virtuelle, pour avoir été le premier à avoir essayé de donner une interface graphique et tridimensionnelle à un ensemble de connaissances.

À la fin de la Renaissance, l’art de la combinaison, l’ars magna, et l’art de la mémoire se rencontrent avec Giordano Bruno qui se passionnait pour l’esprit humain et la mémoire. Il utilisa des roues contenant des figures symboliques associées à des lieux de mémoire. Leur rotation permettait de fabriquer l’ensemble des associations d’un groupe de concepts.

L'idea del teatro de Camillo selon Kircher

Une nouvelle pensée ?

De même que le langage symbolique nous a permis de dépasser nos limites physiologiques grâce à l’utilisation du langage, l’art de la mémoire – nous devrions plutôt dire l’art de penser cartographié – nous donne la capacité de poser d’abord un nombre illimité de concepts, pour ensuite seulement les combiner et nous en servir pour créer de la pensée. Cette vision cartographique nous donne la possibilité, contrairement à la pensée linéaire du discours, d’appréhender pleinement la combinaison des différentes positions dans un groupe. Elle permet en cela de sortir des oppositions pour inventer de nouvelles convergences. Cet autre mode de pensée sera-t-il suffisant pour permettre la résolution des conflits d’intérêts par un échange entre les protagonistes eux-mêmes ? Peut-être pas, mais il semble tout au moins nécessaire. Il sera intéressant de voir si les enfants de l’Internet, du pair-à-pair et du web 2.0 seront plus à même d’utiliser les conflits d’intérêts pour inventer des solutions nouvelles qui ne soient pas au détriment de l’un ou de l’autre.

Le mode de pensée cartographique pourrait également avoir d’autres applications, y compris dans le développement technologique. C’est du moins ce que suggère Michel Riguidel, directeur du département informatique et réseaux à Telecom ParisTech. Il considère que l’informatique est aujourd’hui limitée par son approche monodimensionnelle. La machine de Turing, qui en constitue le socle, fonctionne de façon séquentielle. De même, les protocoles, qui permettent la communication sur les réseaux, sont également bâtis sur une suite d’étapes. Michel Riguidel en appelle donc à des langages de programmation spatiaux (8).

Et si nous développions désormais notre pensée-2 comme nous l’avons fait pour notre pensée-1 ? Et si nous développions un langage commun cartographié et l’enseignions dans les écoles, comme c’est le cas pour le langage linéaire ? Tout cela sans renier l’apport indispensable du discours. Cela pourrait représenter une rupture cognitive majeure, offrant à l’homme non plus un mais deux modes de pensée. Les conséquences sont difficiles à appréhender, mais elles pourraient se développer dans le domaine des conflits humains, dans la création et la transmission de nouvelles connaissances et probablement dans de nombreux domaines de la société.

Encadré
Quelles autres formes de pensée ?
Pourrait-on aller encore plus loin et développer d’autres formes de pensée, comme nous l’avons fait avec la pensée-1 avec le langage symbolique, ou comme nous tentons de le faire avec la pensée-2 avec la cartographie mentale ou la cartographie écrite ? Il existe plusieurs pistes pour imaginer d’autres formes de pensée :

Foldit est un jeu sérieux d’un nouveau genre. Les ordinateurs ont du mal à calculer le pliage des protéines pour former des structures complexes : une journée de calcul pour obtenir une nanoseconde (un milliardième de seconde) du déroulement du pliage. Il faudrait de cette façon trente ans à un ordinateur pour calculer la structure tridimensionnelle d’une protéine qui se plie en dix microsecondes. Mais le cerveau humain a une capacité innée à reconnaître les formes. David Baker, le créateur de Foldit, propose donc aux internautes de jouer à plier manuellement des protéines et à lui envoyer le résultat pour le contrôler. Vérifier si une forme est bien associée à une séquence d’acides aminés est bien plus facile que de découvrir cette forme à partir de la séquence. Le type de travail, illustré ici par Foldit, est mieux adapté à l’homme qu’à l’ordinateur. Il pourrait encore s’améliorer grâce à notre mémoire procédu-rale qui conserve nos savoir-faire et nos gestes habituels. Quel type de pensée se crée par l’action, par le geste ? A-t-elle des limites ? Pouvons-nous également les dépasser ?

Thierry Gaudin introduit la notion de « pensée anticipatrice » qui se « produit à ce moment où des éléments séparés se reconnaissent et se réunissent pour faire corps dans un processus d’individuation ». Il faut dans ce cas comprendre le terme de pensée comme une activité cognitive qui se déclenche le plus souvent spontanément, indépendamment de la volonté du sujet. Il s’agit dans ce cas, à partir de la conjonction de plusieurs perceptions, de reconnaître comme existant – c’est-à-dire comme
relativement prévisible – un objet ou un autre sujet. Ainsi se constitue d’abord la connaissance des choses, puis de l’autre et finalement la connaissance de soi, avec pour résultat la construction d’une entité individuée. L’auteur donne plusieurs exemples de ce processus : la constitution des premières cellules eucaryotes composées de plusieurs organites, les êtres pluricellulaires, les échanges entre êtres vivants grâce à l’émergence d’un système nerveux, et l’interconnexion planétaire grâce aux technologies numériques.

Jean-Michel Cornu

Extrait de ProspecTic, nouvelles technologies, nouvelles pensées, FYP Editions, 2008.

(1) Ce principe est nommé d’après l’évangéliste Matthieu (12,13, traduction Louis Segond) : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a ». On le rencontre dans les réseaux « sans échelle ».
(2) En économie, une telle situation où une personne est imparfaitement renseignée sur une autre conduit à ce qui est appelé une asymétrie d’information. Elle peut mener à une antisélection (en anglais, adverse selection) : une mesure aboutit à un résultat opposé à celui pour lequel elle a été créée.
(3) Mais si les deux équipes se rejoignent pour tirer la pierre dans le même sens, alors on est ramené à un simple « conflit d’intérêts » entre la pierre et les deux équipes réunifiées.
(4) Cependant, des gras, des soulignés et des italiques ont été utilisés pour permettre une recherche dans le texte global. Il est malgré tout paradoxal de constater que ce chapitre présentant un mode de pensée différent du discours linéaire est écrit de façon traditionnelle, à défaut d’avoir une formalisation suffisamment acceptée des schémas d’idées pour qu’ils puissent servir d’écriture de façon autonome.
(5) Les cartes heuristiques, ou mind mapping, sont des diagrammes qui présentent les liens entres différentes idées. Le plus souvent, il s’agit de représentation arborescente.
(6) La carte qui permet de représenter des idées comme des territoires ne permet pas toujours de relier des concepts distants ou d’indiquer des recouvrements entre deux idées. Elle peut cependant être complétée d’indications graphiques (par exemple des couleurs).
(7) Nous pourrions faire un parallèle avec les registres de l’unité centrale d’un ordinateur qui stockent provisoirement pour les traiter les données de travail puisées dans la mémoire centrale.
(8) Les programmations graphiques de type Logo, l’informatique quantique ou encore l’adaptation morphologique de certains insectes aux conditions de leur environnement vont dans ce sens. Mais elles ne sont pas encore adaptées au traitement de tous les problèmes comme l’est la machine de Turing.

Billet initialement publié sur InternetActu en décembre 2008 sous le titre ProspecTic 9/12 : Quatrième clé, mode de pensée et conflit d’intérêt ; à lire aussi Le matin des cartographes.

Illustration CC Flickr uɐɯǝʌɐɔ ; pasukaru76 ; laimagendelmundo ; Darwin Bell ; jaxxon

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Du clash au catch : une époque d’inconsistance désinvolte http://owni.fr/2010/03/10/du-clash-au-catch-une-epoque-d%e2%80%99inconsistance-desinvolte/ http://owni.fr/2010/03/10/du-clash-au-catch-une-epoque-d%e2%80%99inconsistance-desinvolte/#comments Wed, 10 Mar 2010 10:49:37 +0000 [Enikao] http://owni.fr/?p=9775

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Parfois des éléments et tendances récents ne prennent corps dans un grand tout qu’à la lecture de vieilles références.

Gilles Lipovetsky rassemble dans « L’ère du vide« , paru en 1983, les grands traits de l’ère postmoderne qui est caractérisée essentiellement par l’émergence et la prise de contrôle de l’individualisme égoïste autant que sensible, au sens de sensiblerie.

Depuis, on peut lui apporter un petit complément pour aller plus loin.

La thèse de Gilles Lipovetsky s’attache à décrire les transformations de la société qu’il observait au début des années 80 pour caractériser l’ère postmoderne, qu’il qualifie durement de « vide » parce que davantage vide de sens que les époques précédentes. Aux logiques engagées et collectives succèdent l’indifférence et le narcissisme, à la solennité idéologique et au rire succède le cool et le fun décontractés, à la violence  exutoire succède l’empathie pathologique et l’hypersensibilité à la violence, aux rapports sociaux et aux logiques de socialisation codifiés succède la consommation d’information et de produits. La frontière entre le sérieux et le non-sérieux s’estompe, l’hédonisme l’emporte sur les logiques collectives, le symbolique est récupéré et détourné et le sacré disparaît, le figuratif et l’engagement pérenne laissent place à l’abstrait et au happening, le thérapeutique et l’analyse narcissique prévalent sur le raisonnement calculateur et la stratégie à long terme.

L’essai est long, documenté, argumenté, parfois mal écrit (ça jargonne à tout va et procès remplace processus sans que l’on comprenne pourquoi) mais on ne s’ennuie pas et surtout… c’est un formidable point d’appui car il est daté. Daté d’avant le web que l’on connaît, d’avant 2001, d’avant la surveillance généralisée et organisée, d’avant la prise de conscience écologique à grande échelle. C’est un peu comme avoir une encyclopédie Universalis datée des années 1987 ou 1988, avant la chute du Mur de Berlin et ce que cela a changé dans le monde politique et de la pensée, c’est une relique à conserver précieusement.Et sous un faux air de conservatisme passéiste, l’analyse mérite d’être regardée de près.

Deux décennies plus tard, deux engouements populaires dénotent une plongée plus profonde encore dans le mouvement global de pacification et de détachement que Lipovetsky signale dans la dernière partie de cet essai. Quand l’Etat et la civilisation prennent tout en charge par leur mainmise sociale, régulent et codifient, la violence est de moins en moins acceptée à l’échelle de l’individu autant que socialement réprouvée : vengeance, violence envers les animaux, violence politique, violence exutoire… L’auteur va jusqu’à parler d’escalade de la pacification, qui paradoxalement laisse une place grandissante à une violence de l’image et des imaginaires (notamment au cinéma).

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Premier élément, le goût pour le clash : venu semble-t-il du rap et des invectives / interpellations entre groupes dans une chanson, le clash s’est répandu en tant que tel (nommément, avec cet anglicisme-là) et en particulier dans les médias sociaux. Les billets croisés et commentaires provocateurs (trolling) furent le premier avatar de cette tendance à la provocation, le terme clash s’est semble-t-il popularisé plus tard. Si l’on recherche dans Google un nom de personnalité un peu polémique, « clash » fait souvent partie des suggestions du moteur de recherche. Dans Youtube, on obtient plus de 160 000 occurences sur le terme, il s’agit souvent d’extraits d’émissions (talk, interviews) où un ou plusieurs invités en viennent à un affrontement verbal voire une réaction physique violente.

Sur Twitter, machine à gazouillis, pensées instantanées et humeurs du moment, le tweet clash est devenu une figure de style qui a ses amateurs et ses orfèvres, des journalistes (Xavier Ternisien, Eric Mettout), des blogueurs (Versac) et bien entendu des politiques (l’inénarrable troll Frédéric Lefèvre). Un compte Twitter et un site sont même dédiés à cette pratique. Et même, il semble que ces prises de bec numériques soient addictives car elles génèrent du manque.

Autre signe, qui peut sembler anecdotique, mais c’est aussi le caractère des signaux faibles, c’est l’engouement récent en France pour le catch. Beaucoup de spectateurs, un affrontement entre adversaires bien identifiés, et des gestes qui doivent faire mouche au cours d’une passe d’armes physique et non pas verbale. On connaissait déjà avec Canal + dans les années 80 le catch avec la WWF, la Lucha Libre a également son lot de fans depuis peu.

Quel est le point commun entre ces deux pratiques qui ont tant de succès ?

> c’est un affrontement-spectacle, sans spectateur catch et clash perdent tout leur intérêt
> c’est une violence par procuration mise en scène et sublimée par l’arbitre dont le rôle, même effacé, est crucial
> c’est un combat qui provoque l’ironie et les commentaires humoristiques plus ou moins fins des spectateurs
> c’est une lutte pour le plaisir de la lutte, il n’y a pas de réelle finalité ni d’objectif identifiable, c’est un combat de l’instant
> c’est autant un travail d’intimidation que de lutte réelle, il faut une phase où l’on se jauge avant que les prises et attaques ne s’enchaînent
> il y a clairement un gagnant à la fin, mais les partisans du perdant ne seront pas complètement déçus s’ils jugent la prestation de leur champion honorable.
> on peut faire rentrer sur le ring des compères qui prennent le relais
> on ne se fait pas vraiment mal, on respecte des règles factices au profit du public, qui en redemande et qui sait que tout est calculé
> il n’y a pas vraiment d’enjeu, la défaite n’a pas grande conséquence mis à part la réputation, bien que celle-ci puisse représenter beaucoup si la réputation est un fond de commerce, par exemple pour une personnalité politique, le clash Bayrou / Cohn-Bendit a fortement nui si ce n’est enterré le premier dans l’opinion publique et dans son propre camp

Catch et clash sont donc peut-être emblématiques d’une époque OSEF, où l’on se fout de tout car rien n’est vraiment grave. Et de toute façon, l’affrontement en lui-même était inconsistant : la violence était contenue, maîtrisée, circonscrite et sans but. A l’inverse, on semble supporter de moins en moins les vrais combats politiques et idéologiques qui engagent profondément et durablement, les endroits où il y a du sang et des morts pour de vrai. L’apathie mi-amusée, mi-engourdie du spectateur qui se distrait temporairement avant de revenir à son petit nombril et à son quotidien en petits cercles égocentrés a peut-être pris la succession des winners cool et branchés des années 80.

> Article initialement publié chez Enikao

> Illustrations par colodio par onesecbeforethedub

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