OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 La Carte et le Territoire: un roman nabien http://owni.fr/2010/12/12/la-carte-et-le-territoire-un-roman-nabien/ http://owni.fr/2010/12/12/la-carte-et-le-territoire-un-roman-nabien/#comments Sun, 12 Dec 2010 13:43:30 +0000 Abeline Majorel http://owni.fr/?p=38995

La fameuse cour des grands, elle a une adresse : c’est notre 103, Michel. C’est chez nous !)

À ce numéro de la rue de la Convention, deux écrivains se sont fait face. Ils y sont nés à l’écriture et y ont connu leurs premières publications. Dans un des immeubles de la cour, celui qui en cette rentrée est unanimement proclamé « plus grand auteur français » pour son roman La Carte et le Territoire : Michel Houellebecq, alors poète. Dans l’autre, l’écrivain qui, plus tôt en 2010, a « anti-édité » son vingt-huitième livre, L’homme qui arrêta d’écrire : Marc-Édouard Nabe, Byzantin aujourd’hui ostracisé. Le hasard se montrait une nouvelle fois excellent romancier en rapprochant ainsi deux écrivains si différents – en apparence.

Lorsqu’en 1985 Nabe éclot avec Au régal des vermines, Michel Houellebecq n’est que le voisin de palier d’un trublion de la littérature. La reconnaissance littéraire semble garantie au Marseillais jazzy tandis que l’ingénieur agronome poétise sa dépression. Mais, comme Jed Martin, protagoniste de La Carte et le Territoire, Michel Houellebecq n’était pas à l’abri d’un succès. En 1998, Les Particules élémentaires le fera exploser sur la scène littéraire française. En rupture avec l’avant-garde, assumant son destin d’écrivain en réaction, il rencontrera le succès au croisement entre un mouvement de création et un mouvement historique, phénomène où, comme pour Jed Martin, le hasard – encore lui – aura sa part. « C’est sans doute avec une pièce d’Oscar Roty que le Destin a joué notre sort : “Pile, c’est Michel qui aura du succès. Face, c’est Marc-Édouard…” » écrira Nabe.
Cette inversion du destin semble maintenir le face à face entre les deux auteurs. Du reste, ils subissent le même sort sur le ring de la réception critique. Ni intellectuels ni populaires, le disciple de Schopenhauer et l’amoureux de Céline ne rencontrent pas toujours la faveur de la presse, sans doute par excès de froideur pour l’un et de passion haineuse pour l’autre. Ils partagent toutefois la même vocation : écrire. Mais il ne s’agit pas plus de divertir que d’enseigner ; écrire, chez eux, répond à un même noyau de nécessité, à une même obligation de contredire le réel par l’œuvre. « Écrire un poème n’est pas un travail mais une charge » dira Houellebecq.

Tout devrait au fond pouvoir se transformer en un livre unique, que l’on écrirait jusqu’aux approches de la mort, ça me paraît une manière de vivre raisonnable et heureuse et peut-être même envisageable en pratique.

Alain Zannini montrera qu’il approuve cette vision en faisant de sa vie son grand œuvre, dans son journal intime d’abord. Houellebecq, lui, choisira de s’effacer derrière ses personnages et construira son œuvre comme « un gigantesque “en fait” ». Deux écrivains, deux démarches, deux immeubles, une grande cour de récréation où la rivalité peut éclater, l’un traitant l’autre de « pathétique », l’autre ayant déjà affirmé « tu es la caricature de ce que j’aurais voulu être : une idole de la subversion » . Mais peut-être cette rivalité n’est-elle que l’aboutissement d’une complémentarité contrariée.

Dans la cour des grands, un même projet : rendre compte de la modernité

Au lieu d’essayer de sauver ce qu’il y a encore d’humain dans ce monde, comme le font les cons dans mon genre, il valait mieux se contenter de montrer la déshumanisation de ce même monde comme tu le fais, toi l’intelligent. Tu as su synthétiser l’époque : la médiocrité et l’ennui de ce début de siècle, tu les as parfaitement transposés

Dans une tradition balzacienne, La Carte et le Territoire témoigne des valeurs et problématiques de son époque. Malgré la légère anticipation que Houellebecq s’autorise, on y reconnaît un réel commun à tous. Le style d’ingénieur de son auteur mêle logique et poésie pour transmettre le sentiment d’échec de la civilisation, de fatalité dans la chute mortelle que ressent l’Europe. Plus profondément encore, Houellebecq propose une catharsis de l’individualisme de ce début de siècle. L’homme qui arrêta d’écrire est lui aussi un témoin. Nabe y explore les tendances qui semblent transformer notre monde. L’ennui est remplacé par le dégoût, la civilisation par la société. Au fil de ses errances dans Paris, Nabe balaye la modernité en utilisant l’anecdote comme catalyseur de sa volonté de transcendance.

Le fatalisme du premier et la rage de l’autre ne sont vérité que parce qu’ils sont sentimentaux ; ils n’ont de valeur que dans leur désir de décloisonner la souffrance. En mettant cette souffrance au centre de leur œuvre, ils participent tous deux à un retour au monde, mais un monde auquel ils ne trouvent aucune grâce, qui leur apparaît non pas tant artificiel qu’artificieux, ce qui est pire.

Car l’obsession de la transcendance qu’ils ont en commun se cristallise dans leur vision de l’art. La Carte et le Territoire comme L’homme qui arrêta d’écrire sont des réflexions sur l’artefact qu’est la culture face à l’artifice sacré de l’art. Le titre même du dernier opus houellebecquien est issu d’un concept scientifique qui permet la compréhension du monde par la vision des échelles et donc des gradations : l’évidence réelle du territoire, la beauté sublimée de la carte. « La culture vide l’art de son sang » dit Nabe. Il partage en cela le constat de son ancien voisin, la colère en plus. Dans un monde où le commerce crée la valeur, la distinction entre artiste et « cultureux » ne se fait plus. Tout vaut rien, et c’est ainsi que les gens désespèrent. Morale de ce fonctionnement délétère : l’artiste est maudit. Houellebecq et Nabe le vivent ainsi : « Tu sais bien, écrit le second, que si un grand artiste avait du succès de son vivant en plus de son talent, ce serait insupportable pour la société. Moi, je pense qu’il y a une sorte de connivence secrète entre l’artiste et la société de son temps qui permet à chacun de tenir son rôle : le premier dans celui du héros christo-suicidaire saignant dans le mépris de son époque, et l’autre dans celui du gros animal froid tapi dans l’ombre de l’avenir, en se pourléchant les babines. »

Finalement, la morale est plus haute que l’art. Houellebecq et Nabe sont des moralistes christo-punk. Mais leur projet, qui est de remettre de l’ordre dans les gradations de valeurs et de sentiments, s’efface devant leurs personnages. Houellebecq utilise des protagonistes statistiquement dans la moyenne, soumis à la fatalité et au hasard. L’espoir, le mouvement ne sont pas de mise pour eux, seul l’échec permet la révélation des sentiments ; dans leur ennui et leur médiocrité, ils nous ressemblent sans nous dépasser ; ils nous incarnent. Nabe a choisi d’intervenir lui-même dans le roman. Chaque personnage croisé lors de sa période de non-écriture est la caricature d’un réel fatigué de lui-même où l’auteur semble se débattre furieusement. Ces personnages sont nous, mais leur auteur est loin de nous. Utilisant tous deux le dialogue avec les acteurs du contemporain comme révélateur, Houellebecq et Nabe tendent à leur lecteur le miroir d’une littérature de constat pour l’un et de combat pour l’autre.

Les jeux de miroir de l’écrivain

« On ne se tue jamais, cher ami, c’est toujours l’autre qu’on supprime » écrit Nabe. Dans La Carte et le Territoire, Houellebecq se tue, utilisant pour la première fois l’écriture métafictive. Ce faisant, il s’autopsie en tant qu’écrivain et personnage public. Dans une interview donnée à GQ, sur la blessure engendrée par certains des livres qui lui ont été consacrés, il déclare : « En fait ils ne savaient rien du tout : seules certaines femmes savaient certaines choses, mais elles n’ont jamais parlé. »

L’enquête sur la mort de Michel Houellebecq personnage, fait apparaître le même constat. Son ennui, sa difficulté d’écrire, sa passion pour la charcuterie, ses mycoses, tout est vrai et pourtant tout est faux. Il se décrit comme il se vit, incompris et comprenant. Il sait être un produit, un appel d’offre moderne de la littérature sur le monde. Nabe, avant lui, s’était disséqué dans Je suis mort. Étrangement, bien qu’habitué de l’écriture métafictive, il choisit alors de créer un personnage de Mime Marceau incompris et burlesque. La réception de son œuvre est nulle et non avenue, seules restent les amitiés. Son travail lui-même ne sera qu’éphémère puisqu’il ne pourra être transmis.

L’arrêt de la vie ne fait pas le poids près des joies, des souffrances, des folies dont un homme est capable lorsqu’il vit. L’homme n’est lui-même que vivant.

L’écrivain n’est lui-même que dans la fiction vivante, son image est son cadavre.

La vérité de l’écrivain est donc dans l’artifice. Il est un « mimitateur » de ses contemporains. « La particularité de mon action mimodramatique était de donner la parole à l’autre à travers mon silence. Avec deux ou trois gestes, une mimique (jamais de grimace) et surtout une série de positions dans l’espace, qui devinrent très vite mes signatures, le spectateur pouvait entendre la voix du personnage mimité. On entendait ce qu’on voyait !» Houellebecq et Nabe sont des mimitateurs. Ils utilisent à ce titre le procédé du name-dropping, qui leur permet d’introduire des personnages de notre réalité dans leur fiction. Pour ne citer que lui, Patrick Le Lay passera à la postérité autant grâce à La Carte et le Territoire que par l’entremise de L’homme qui arrêta d’écrire. Houellebecq ne l’utilise pas pour sa valeur réelle, mais comme un type, celui d’un capitaliste de la télévision sans morale. Il ressemble à Le Lay mais ne sonne pas comme lui. Nabe, en revanche, utilise ce personnage dans son contexte et restitue son phrasé. Il suspend à leur réalité sonore la crédibilité des péripéties qu’il fait vivre à ses personnages. Et quand Jean-Michel Apathie et Clara Morgane, personnages nabiens, finissent leur nuit ensemble, le lecteur y croit.

Dans ces jeux de miroir entre réalité et fiction comme entre écrivains, celui pour qui tout est reflet et tout est visible reste le lecteur. Il doit se reconnaître dans ce miroir sans pouvoir se nommer. Houellebecq par son parti pris du quelconque rend le lecteur acteur de sa fiction. Il ne néglige pas le travail du lecteur dans la réception de son œuvre, il lui donne des degrés. Nabe, quant à lui, veut transmettre sa volonté de transcendance. Différence profonde entre les deux rivaux, que l’auteur de L’Âge du Christ exprime avec ironie tout au long du Vingt-Septième Livre :

Si tu veux avoir des lecteurs, mets-toi à leur niveau ! Fais de toi un personnage aussi plat, flou, médiocre, moche et honteux que lui. C’est le secret, Marc-Édouard. Toi, tu veux trop soulever le lecteur de terre, l’emporter dans les cieux de ton fol amour de la vie et des hommes !… Ça le complexe, ça l’humilie, et donc il te néglige, il te rejette, puis il finit par te mépriser et te haïr.

Filiation bloyenne versus positivisme : la cour du 103 rue de la Convention n’abritait pas que des rivalités littéraires.

Des livres qui agissent

La Carte et le Territoire est un livre ontologiquement ironique. L’ironie y est son propre message ne recouvrant aucun autre argument. Elle est le reflet de la faculté houellebecquienne de rire à la déchéance de l’homme. « Je fais tantôt dans le sinistre, tantôt dans le burlesque, cela me semble une manière de voir très opérante » dit Houellebecq. Le sourire que nous tire le coming-out d’un Jean-Pierre Pernaut ou d’un Beigbeder se « jean-d’ormessonnisant » est cependant un sourire triste. L’ironie de Houellebecq est en cela on ne peut plus moderne, elle relève du cynisme omniprésent propre à notre temps. Si burlesque il y a, il est plutôt du côté de Nabe. Espiègle, il sème dans L’homme qui arrêta d’écrire des farces et attrapes tout au long de ses péripéties d’écrivain-ayant-arrêté-d’écrire et utilise cet humour enfantin pour révéler la tristesse et la vanité de ses interlocuteurs. Sans ironie, mais avec humour, Nabe est un champion de la répartie à tiroirs et à références. C’est un Don Quichotte de l’esprit. Un grand rire moqueur ébranle le lecteur.

Mais de qui rit le lecteur de l’un et l’autre, si ce n’est de lui-même ? Opération critique qui n’est pas le simple résultat de la mise en abyme des personnages, mais provient du parallèle constant que les deux auteurs introduisent entre les époques. « Ce n’est pas que rien ne soit plus comme avant, c’est que rien n’est plus comme tout de suite. » Malgré l’anticipation temporelle de La Carte et le Territoire, Houellebecq utilise une grille de lecture du monde héritée du XIXe siècle ; ses maîtres sont Comte et Schopenhauer, ou Nietzsche pour la vision du style. Il illustre la sentence de son maître à penser, le grand Arthur comme il dit :

On se souvient de sa propre vie, un peu plus que d’un roman qu’on aurait lu dans le passé. Oui c’est cela : un peu plus seulement.

Raconter son présent, c’est faire, avant de mourir, l’inventaire des objets ou personnages qui le composent, aussi vulgaires soient-ils.
Marc-Édouard Nabe, lui, ne supporte pas son époque qui se « défonce à l’anti-présent ». Comme un Céline avant lui, il écrit pour la réveiller, lui faire prendre conscience de sa passivité mortifère. Il convoque à cette fin tout un arsenal de grands martyrs de la littérature (et du jazz), de Dostoïevski à Suarès. Dans L’homme qui arrêta d’écrire, il interroge à intervalles réguliers des jeunes gens déconnectés de leur passé sur ce qui a changé dans le monde pendant que lui était occupé à l’écrire. Le mal du siècle a des racines et nous sommes tous responsables de notre époque. Comme Léon Bloy avant lui, Marc-Édouard Nabe nous demande des comptes.

L’on ne rend des comptes qu’à l’Histoire

Ce qui rapproche finalement tous les écrivains, qu’ils aient ou non habité rue de la Convention, c’est leur réception critique. Houellebecq et Nabe sont deux écrivains de l’ère de la mort des idéologies qui ont eu pourtant à affronter, dès leur apparition sur la scène littéraire, le scandale suscité par l’idéologie de droite qu’on leur prêtait. Nul besoin de rappeler l’accusation d’antisémitisme qui poursuit absurdement Nabe depuis vingt-cinq ans. D’écrivain en réaction, il est devenu, aux yeux des tenants de l’ordre médiatique, réactionnaire. Son style célinien, sa verve et son refus de composer avec le monde ont abouti à un ostracisme qui l’a finalement obligé à s’« anti-éditer » pour pouvoir continuer à offrir aux lecteurs sa vision du monde contemporain.

Plus intéressant serait de remarquer que l’auteur de La Carte et le Territoire est en passe d’être consacré comme le plus grand auteur de son temps par un monde de la culture majoritairement de gauche, alors qu’il est ouvertement un écrivain de droite. Le scandale de son lancement, soigneusement orchestré autour de la rupture avec la revue Perpendiculaire, s’est fondé sur cette évidence – d’ailleurs assumée. L’accueil critique qu’il obtient (nettement plus chaleureux que celui qu’on réserve à son ancien voisin) est sans doute dû au syncrétisme qu’il a réussi à créer entre une pensée dix-neuviémiste et un style qui, par l’apport de données sociétales et scientifiques, mime la modernité du nouveau roman. Houellebecq a fait preuve d’un darwinisme éditorial d’une efficacité étonnante pour ce pessimiste convaincu, réussite que Nabe lui reconnaît en ces termes : « Tu as réussi à être à la fois Kafka et Françoise Sagan ! Tu es peut-être en train d’inventer un nouveau rapport de l’écrivain véritable au commerce concret. »

Dans une même cour, sont nés deux auteurs, deux visions parallèles, deux concurrents dans la course à la postérité. Ratés par les grandes collections de chez Gallimard. L’un exilé du monde de l’édition, l’autre englué dans les stratégies médiatiques éditoriales, ils se vivent, en cette époque sans valeur, en agneaux immolés de la grande littérature. Les deux seront sacrifiés sur l’autel du Goncourt. Vont-ils réussir à transcender la contemporanéité pour accéder à l’immortalité – sans l’habit vert ?

Article initialement publié dans La Revue littéraire n°49, octobre 2010 (Éditions Léo Scheer)

Illustration CC FlickR Andrew Stawarz

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Houellebecq et les Fab Labs http://owni.fr/2010/12/10/houellebecq-et-les-fab-labs/ http://owni.fr/2010/12/10/houellebecq-et-les-fab-labs/#comments Fri, 10 Dec 2010 10:42:13 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=38907

Une reprap, imprimante 3D permettant de fabriquer ses objets à la demande.

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission. Une lecture accessible chaque lundi matin sur InternetActu.net.

La lecture de la semaine, il ne s’agit comme d’habitude, de la traduction d’un texte anglo-saxon, mais de ma lecture du dernier livre de Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, paru à la fin du mois d’août aux éditions Flammarion.

Je ne vais pas faire une critique littéraire de ce livre, rassurez-vous, d’autres, et ils sont nombreux, s’en sont largement chargé. Mais il est possible – en tout cas c’est ce qui m’a frappé -, d’en faire une lecture sous l’angle des technologies. On sait Michel Houellebecq intéressé par les questions scientifiques. Il est ingénieur de formation (d’abord ingénieur agronome, puis il a fait ensuite de l’informatique), Les particules élémentaires avaient l’aspect, en bien des passages, d’un manuel de physique, et La possibilité d’une île était aussi une réflexion sur les utopies posthumaines dont on sait à quel point elles sont importantes dans les problématiques numériques (souvenons-nous les rapports entretenus par Google, pour ne citer que Google, avec le transhumanisme et autres théories de la Singularité, qui, pour aller vite, postulent un avenir où les technologies pourraient résoudre bon nombre des problèmes humains, la mort notamment).

Avec La Carte et le territoire, le questionnement est moins immédiat. Le livre raconte la vie d’un artiste, Jed Martin, qui va connaître gloire et fortune avec une œuvre qui a consisté d’abord à photographier des cartes Michelin, puis à peindre à l’huile des personnes au travail, et enfin, dans le dernier temps de sa vie, à faire des photos étranges, de la nature et d’objets, comme les cartes mères d’ordinateur “qui filmées, sans aucune indication d’échelle, évoquent d’étranges citadelles futuristes”. Les lieux où Houellebecq écrit vraiment, c’est-à-dire où il semble se soucier quelque peu de la langue, sont d’ailleurs les longs passages où il décrit ces œuvres, ravivant avec pas mal de talent il faut dire le vieux genre de l’exphrasis (Wikipédia). Mais l’essentiel pour nous est d’ailleurs. Il est dans trois moments qui sont moins spectaculaires que l’outing de Jean-Pierre Pernault, mais nettement plus intéressants et importants pour la progression globale du livre. Et d’abord deux longues conversations dans lesquelles, comme souvent chez Houellebecq, sont abordées des questions théoriques. Or dans ces deux conversations, est réanimée une figure passionnante de l’histoire de l’art et de la pensée, William Morris.

William Morris : mettre fin au système de production industrielle

William Morris (Wikipédia) est un personnage important du 19e siècle britannique. Écrivain, traducteur des sagas nordiques, éditeur, architecte, entrepreneur, théoricien de ce que l’on a considéré comme le design moderne, proche des préraphaélites, et très engagé dans les mouvements socialistes. Je note que si William Morris n’est pas très connu en France, sa pensée continue d’irradier en Grande-Bretagne, ce n’est pas un hasard si dans la mobilisation récente des artistes britanniques contre les réductions du budget de la Culture, c’est une phrase de William Morris qui a été choisie pour l’affiche publicisant cette mobilisation (Facebook[en]).

Revenons à Houellebecq. Et à la première conversation, celle qui a lieu entre Jed Martin et son père, un architecte qui a oublié ses idéaux de jeunesse pour gagner sa vie dans la construction de stations balnéaires. Voici ce que Jean-Pierre Martin explique à son fils : “Pour les préraphaélites, comme pour William Morris, la distinction entre l’art et l’artisanat, entre la conception et l’exécution, devait être abolie : tout homme, à son échelle, pouvait être producteur de beauté – que ce soit dans la réalisation d’un tableau, d’un vêtement, d’un meuble – ; et tout homme avait le droit, dans sa vie quotidienne, d’être entouré de beaux objets. Il alliait cette conviction à un activisme socialiste qui l’a conduit, de plus en plus, à s’engager dans les mouvements d’émancipation du prolétariat ; il voulait simplement mettre fin au système de production industrielle.”

Jed Martin, le héros de Houellebecq ne connaissait pas William Morris avant cette conversation avec son père. Quelques pages plus tard, il a une autre longue conversation avec Michel Houellebecq, qui, comme vous le savez sans doute, est un des personnages principaux de La Carte et le Territoire. Et cette conversation tourne aussi autour des idées de William Morris. Voici ce que Michel Houellebecq, le personnage, dit à Jed Martin : “Chesterton a rendu hommage à William Morris dans Le retour de Don Quichotte. C’est un curieux roman dans lequel il imagine une révolution basée sur le retour à l’artisanat et au christianisme médiéval se répandant peu à peu sur les îles Britanniques, supplantant les autres mouvements ouvriers, socialistes et marxistes, et conduisant à l’abandon du système de production industrielle au profit de communautés artisanales et agraires.”

Le futur de la France, une étrange coexistence du numérique et de l’artisanat

Cette question de la fin du système de production industrielle, associé à la figure de William Morris, revient donc dans deux moments clés du livre. Et on la retrouve dans la toute fin de La Carte et le territoire. Si une bonne partie du livre se déroule dans les années 2010, c’est-à-dire dans des années à venir, la fin est carrément une vision de la France des années 2040, 2050. Or, comment Michel Houellebecq, l’auteur, imagine-t-il cette France des années 2040 ? Il l’imagine comme une réalisation des utopies de William Morris, mais dans une version technologique. Il imagine une étrange coexistence du numérique et de l’artisanat. Si dans le moindre café de la Creuse, “chaque table [est] équipée d’une station d’accueil pour laptop avec écran 21 pouces, prises de courant aux normes européennes et américaine, dépliant indiquant les procédures de connexion au réseau CreuseSat”, le paysage de la France est aussi un paysage presque totalement désindustrialisé. Houellebecq imagine une France où l’on aurait vu réapparaître “la ferronnerie d’art, la dinanderie” et les “hortillonnages”. Comment ne pas voir là une victoire décalée dans le temps et dans les outils, des utopies de Morris ? Ça me semble être une ligne forte de La Carte et le territoire.

Mais si je vous raconte tout ça, c’est parce que je n’ai cessé de penser pendant toute la lecture de ce livre à une tendance forte des technologies contemporaines. Cette tendance, c’est celle dont j’ai déjà un peu parlé ici, et dont on reparlera bientôt, une tendance qu’on peut rassembler sous le nom de “Fab Lab”. En effet, on assiste depuis quelques années, sous l’impulsion notamment des Fab Lab du MIT, à un mouvement qui n’est pas si loin des utopies de Morris. Ce mouvement rassemble des gens qui sont très forts en informatique, mais qui pensent qu’il y a plus intéressant que le bidouillage des logiciels, il y a le bidouillage du matériel. Des gens qui développent par exemple ce qu’on appelle les imprimantes 3D, qui ne sont rien d’autre que des petites usines capables d’être programmées pour fabriquer des objets.

Se réapréapproprier la fabrication des objets du quotidien

Aujourd’hui, ces imprimantes 3D sont encore élémentaires et il y a beaucoup d’obstacles à leur développement. Néanmoins, ce qui est derrière est passionnant. C’est l’idée que nous pourrions à terme nous réapproprier la fabrication des objets qui nous entourent. Je télécharge dans mon imprimante 3D le programme de fabrication de pinces à linge, et, à condition que je l’alimente de plastique et de métal, elle me fabrique des pinces à linge. Je dis “pince à linge”, mais ça pourrait être des vêtements, des meubles et une multitude d’autres objets. L’idée étant aussi que je peux customiser ces objets, que je peux les adapter à mes besoins, leur donner la forme que je veux, que je peux m’abstraire de la standardisation. Bref que je peux m’épanouir dans la fabrication de beaux objets, où l’on retrouve les idéaux exprimés par Morris.

Et puis, on n’est pas loin non plus des préoccupations politiques de Morris, car ces Fabs Labs se développent en particulier dans les pays où les produits industriels sont inaccessibles aux populations et où le fait de pouvoir les fabriquer à bas coûts, avec des matériaux de récupération, serait une avancée non négligeable. Les plus prosélytes de ces nouvelles pratiques y voient la fin possible de l’ère industrielle, l’émergence d’une forme d’artisanat qui ferait la synthèse entre autoproduction et technologie. Et l’on retrouve là la conclusion du livre de Michel Houellebecq, cette France de 2050 dont la vision occupe les dernières pages de La carte et le territoire.

Le rêve de l’écrivain rejoint une avant-garde technologique

Houellebecq ne parle pas explicitement des Fabs Labs dans son roman, ou de quelconques mouvements lui ressemblant. Peut-être n’en connaît-il pas l’existence. Ce qui serait encore plus beau. Mais il s’intéresse aux technologies. Et ce qui est beau, c’est le rêve de l’écrivain qui rejoint une avant-garde technologique. Les deux cherchant chacun de leur côté avec leurs outils et leurs substrats théoriques. Et même, sans le savoir peut-être, il réinscrit ce mouvement dans une histoire longue, une histoire intellectuelle et politique.

Si, à l’image de Proust écrivant ce que le téléphone était en train de changer à son monde, beaucoup de grands écrivains ont pensé et mis en mot les mutations de leur temps, alors oui, Houellebecq est un écrivain qui mérite d’être lu.

Image CC Flickr soulfish et Kyota

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